Entretien avec Camille Domange, Avocat au Barreau de Paris et fondateur de CDO AVOCAT, un cabinet dédié aux secteurs de la création, du numérique et de l’innovation, pour mieux appréhender les enjeux de l’intelligence artificielle dans le secteur de la musique.
Camille, il n’y a plus un jour sans que l’on parle d’intelligence artificielle, comment peut-on définir cette notion?
Lorsqu’on parle de système d’intelligence artificielle, on fait référence à un système basé sur une machine, conçu pour fonctionner avec différents niveaux d’autonomie, et qui peut générer des résultats. Il n’y a donc pas une seule sorte d’intelligence artificielle mais plusieurs. Midjourney, ChatGPT, DALL-E en sont des bons exemples.
Comment ces systèmes d’intelligence artificielle comme Midjourney ou ChatGPT fonctionnent-ils ?
Ces systèmes d’intelligence générative génèrent des contenus qu’on appelle en langage informatique données “d’output”. Pour obtenir ces données d’output, les systèmes d’intelligence artificielle démantèlent en quelque sorte des données préexistantes qu’ils ont préalablement ingérées pour les analyser et en extraire des tendances ou, décomposent en caractéristiques élémentaires et communes des données préexistantes afin d’en faire des données techniquement exploitables, pour ensuite les recomposer par leurs facultés génératives en un nouveau contenu. Le point d’attention à avoir est que les données préexistantes ingérées par ces systèmes d’intelligence artificielle peuvent obéir à un régime de protection particulier. Je pense aux données personnelles, aux œuvres protégées par le droit d’auteur, aux droits voisins ou aux données protégées au titre des droits de la personnalité comme l’image ou la voix d’une personne.
Dans le secteur musical, cela peut donc vite être compliqué au vu du nombre d’intervenants…
En effet, le droit est complexe en matière musicale. Il convient de prendre en compte aussi bien le droit d’édition, de composition, d’enregistrement mais également le droit moral du compositeur et celui de l’artiste. Les systèmes d’intelligence artificielle viennent dans ce cadre percuter de plein fouet les droits des auteurs et des artistes… On doit avoir conscience que plus les systèmes d’intelligence artificielle ont ingéré un nombre important de données préexistantes, moins il y a de chance de percevoir, de déceler, le moindre élément de la création première dans le résultat généré. On va donc se heurter à la question de la preuve.
On le voit dans ces systèmes d’intelligence artificielle, il est possible de générer des contenus en reprenant le style d’un auteur ou d’un artiste. Un style de création peut-il être protégé par le droit d’auteur ?
Il y a un adage en droit d’auteur que vous connaissez sans doute selon lequel les idées mêmes marquées du coin du génie sont de libres parcours et donc non protégeables en tant que telles par le droit d’auteur, si bien que reprendre ou emprunter le style d’un auteur ou d’un artiste, ou faire une création « à la manière de » ne nécessiterait pas de demander une autorisation préalable aux ayants droit. Il est assez illusoire de penser que l’on pourra empêcher quiconque de faire avec des machines ce qu’ils faisaient avant, à savoir s’inspirer de ce que font les autres.
Comment faire alors pour protéger ces créations ?
Il faut pouvoir agir en amont et contrôler ce qui va être utilisé par les systèmes d’intelligence artificielle pour fonctionner. C’est toute la question de la transparence des données utilisées par les systèmes d’intelligence artificielle.
C’est ce qu’a entrepris la SACEM en exerçant son droit d’opt-out pour les auteurs de son catalogue, c’est bien ça ?
Tout à fait. Ce droit d’opt-out a été mis en place dans le cadre d’une directive européenne du 17 avril 2019 relative aux droits d’auteur et aux droits voisins dans le marché unique numérique. Cette directive prévoit une exception au droit d’auteur relative à la fouille de texte et de données ou au text and data mining dite exception “TDM”. Ce mécanisme d’exception trouve une application concrète avec les systèmes d’intelligence artificielle d’entraînement qui ingère une masse de données importante. Il convient toutefois de rappeler que les mécanismes d’exception obéissent à un cadre particulier qui ne peut avoir pour effet de porter atteinte à l’exploitation normale de l’œuvre ni de causer un préjudice injustifié aux intérêts légitimes des titulaires de droits. Le fait de légitimer du web scraping sur la base de cette exception est donc tout à fait discutable juridiquement parlant.
Comment fonctionne l’exercice de ce droit d’opt-out ?
Afin de trouver un point d’équilibre avec le droit des auteurs, ce droit d’opt-out a été établi au profit des titulaires de droit ; ces derniers peuvent par ce biais exprimer explicitement, par un procédé lisible par la machine, qu’ils ne souhaitent pas que leurs données protégées par un droit d’auteur soient fouillées et intégrées à des systèmes d’intelligence artificielle. Ce droit d’opt-out a été transposé en France dans notre code de la propriété intellectuelle de manière plus restrictive car il ne peut être exercé que par les auteurs eux-mêmes et par extension leurs représentants. Si ce droit d’opt-out reste plutôt insatisfaisant quand on pense à la manière dont les données circulent, sont partagées, sont viralisées sur les réseaux, il convient toutefois de ne pas négliger cette base légale qui peut être un levier pertinent dans le cadre d’éventuelles actions et peut dans ce cadre s’exercer à titre conservatoire.
C’est une vraie question car même avec l’exercice de ce droit d’opt-out, il sera difficile d’identifier les œuvres utilisées, de quelle manière elles l’ont été et surtout depuis quand… notamment avant l’introduction de ce droit d’opt-out.
Les systèmes d’intelligence artificielle se sont développés comme de véritables boîtes noires si bien que réussir à identifier les données qui ont permis d’entraîner ou qui sont utilisées en l’état est extrêmement complexe. C’est pourquoi, ont été engagées des discussions importantes sur la transparence des données dans le cadre de l’examen en trilogue (Parlement Européen, Conseil Européen et Commission européenne) du futur règlement européen sur l’intelligence artificielle afin de contraindre les entreprises développant ces systèmes d’intelligence artificielle à révéler les sources sur lesquelles elles se sont entraînées. Ce sujet est loin d’être anecdotique car au-delà des implications juridiques liées à plus de transparence quant aux sources utilisées, ce sont les questions de confiance et de gouvernance qui sont posées. Il aurait été souhaitable que les fournisseurs d’intelligence artificielle puissent être en mesure de fournir une liste détaillée et continuellement mise à jour des œuvres utilisées par les systèmes d’IA et de leurs sources. Pour être opérante, la transmission de cette liste aurait pu être effectuée auprès de tiers de confiance tels que les organismes de gestion collectifs, une autorité administrative indépendante.
L’accord politique qui a été trouvé le 8 décembre dernier dans le cadre du futur règlement européen sur l’intelligence artificielle prévoit qu’une l’obligation pour les fournisseurs d’intelligence artificielle de publier un résumé détaillé des données d’entraînement utilisées ainsi que la nécessité d’informer clairement les utilisateurs qu’ils interagissent avec une intelligence artificielle. Cette obligation en l’état n’est pas très contraignante car la publication d’un simple résumé des données utilisées ne permettra pas notamment pour les titulaires de droit de savoir si le fruit de leur travail a été indûment utilisé.
A qui s’applique ce futur règlement européen sur l’intelligence artificielle et que prévoit-il ?
Cette réglementation sera appliquée non-seulement aux technologies d’intelligence artificielle conçue au sein de l’Union Européenne mais aussi à tout opérateur traitant sur le marché unique européen. Elle pose les bases d’un socle de règles européennes en termes de protection des droits des individus face aux usages de l’intelligence artificielle. Les discussions sur ce texte ont abouti à un accord politique dans la nuit du 8 décembre. Ce règlement européen est présenté par ses artisans comme « historique » et comme une « une rampe de lancement pour les startups européennes et les chercheurs dans la course mondiale sur l’intelligence artificielle ».
Cet accord adopte une définition uniforme et neutre sur le plan technologique de l’intelligence artificielle de manière à ce que ce texte ne soit pas enfermé dans une technologie en particulier et puisse s’appliquer à tous les futurs systèmes d’intelligence artificielle. Le texte s’est construit en quelque sorte autour de deux piliers principaux.
Le premier pilier concerne la mise en place de règles communes pour l’ensemble des systèmes d’intelligence artificielle comme la nécessité d’avoir une robustesse technique et de sécurité, une supervision humaine de systèmes d’intelligence artificielle, le respect des principes de confidentialité, de diversité, de non-discrimination, entre autres choses.
Le second pilier concerne des obligations plus ou moins restrictives selon les degrés de risques pour les droits des individus que peuvent générer les intelligences artificielles. L’idée est la suivante : plus le risque est important, et plus les obligations pesant sur les fournisseurs de ces systèmes vont être lourdes. Dans ce contexte, il est prévu un volet répressif. Toute infraction aux règles établies par les fournisseurs d’intelligence artificielle entraînera des sanctions avec des amendes allant de 7,5 millions d’euros ou 1,5 % du chiffre d’affaires à 35 millions d’euros ou 7 % du chiffre d’affaires mondial, en fonction de l’infraction et de la taille de l’entreprise.
Maintenant que cet accord politique a été trouvé, les travaux vont à présent se poursuivre à un niveau plus technique afin de finaliser les détails du futur règlement. Et comme on le sait le diable se cache dans les détails, donc tout n’est pas encore finalisé. C’est ce texte définitivement finalisé qui sera soumis aux représentants des États membres (Coreper) pour approbation. Le texte approuvé devra ensuite être formellement adopté par le Parlement et le Conseil Européen avant les élections européennes du printemps 2024. Il a été précisé que ce règlement européen s’appliquerait deux ans après son entrée en vigueur, avec quelques exceptions pour des dispositions spécifiques.
Est-on suspendu à l’entrée en vigueur de ce texte européen pour que les sujets de l’intelligence artificielle soient régulés ?
Le futur règlement européen va être un outil important qui va participer à la régulation des enjeux de l’intelligence artificielle tout comme d’autres textes en cours, mais notre cadre juridique actuel permet déjà beaucoup de choses et les questions de régulation peuvent également être traitées en dehors de normes législatives et réglementaires.
Nous en avons eu un bon exemple dans le secteur audiovisuel outre-Atlantique avec la grève des scénaristes aux Etats-Unis qui a duré près de 150 jours et qui a permis par la voie de la négociation professionnelle d’aboutir à un cadre protecteur. Les scénaristes souhaitaient notamment la mise en place de restrictions sur l’utilisation de tout ou partie de leurs travaux d’écriture pour entraîner des systèmes d’IA. La Writers Guid of America, puissant syndicat des scénaristes, a obtenu gain de cause après des négociations intenses conduites avec les studios et producteurs et a ainsi entériné certains grands principes quant à l’utilisation de l’IA. Il pourrait tout à fait être envisagé en France par la voie de la négociation professionnelle dans certains secteurs créatifs de réguler les pratiques en matière d’intelligence artificielle, ce serait assez vertueux d’avoir un cadre façonné par les professionnels, par ceux qui sont en première ligne. Au-delà de la négociation professionnelle, la régulation peut passer également par des gouvernances d’entreprises ou par la voie contractuelle dans le cadre de conventions entre utilisateurs, systèmes d’IA et titulaires de droits afin de développer des systèmes d’IA pleinement respectueux des droits de tiers et qui fonctionnent sur la base de données qualifiées.
Est-ce que ce n’est pas un vœu pieux ?
Non, nous avons des acteurs qui nous donnent des exemples de réalisation qui vont dans ce sens. C’est ce qu’est en train de faire par exemple Stability AI dans le secteur musical avec Stable Audio où les algorithmes d’IA génératives développés se basent sur un catalogue d’œuvres musicales préexistantes pour lesquelles les auteurs et artistes-interprètes ont donné leur autorisation et toucheront une part des revenus générés en cas de succès du morceau généré. Comme quoi, des systèmes d’IA respectueux des droits de propriété intellectuelle peuvent également devenir des leviers pour donner de nouvelles vies aux œuvres créées tout en intéressant ceux qui en sont à l’origine. C’est un enjeu de partage de la valeur. Au Cabinet, nous sommes sur ces sujets de plus en plus consultés par des acteurs du marché qui réfléchissent à mettre en place en leur sein des gouvernances d’entreprise juridique et éthique afin de poser les grands principes sur la manière dont peut être utilisée l’intelligence artificielle et les conséquences associées.
Au stade du développement des intelligences artificielles telles que nous les connaissons aujourd’hui, est ce que l’on peut réellement parler de système intelligent ?
Les systèmes d’IA tels qu’ils sont présentés sont avant tout des programmes informatiques fondés sur de la fouille de données. Plus les prompts rédigés par les humains seront précis, plus les programmes pourront répondre et générer des données ciblées. C’est donc une mystification de dire que l’outil est intelligent tout en effaçant le rôle de l’utilisateur. Aujourd’hui dans les systèmes d’IA, il n’y a aucune adaptation à de l’indéterminé or c’est cela l’intelligence. L’intelligence c’est l’adaptation à un environnement, des objectifs, cela suppose d’être confronté à des données que l’on ne contrôle pas. Je ne suis pas certain que l’on puisse dire actuellement que l’IA puisse s’adapter à son environnement sans des règles préalables
Dire que l’intelligence artificielle remplacera la créativité humaine, ce n’est pas pour tout de suite alors ?
Les intelligences artificielles génératives fonctionnent sur de la création antérieure, sur ce qui a été produit par le passé par des auteurs, des artistes, elles corrèlent en quelque sorte des résultats. Il s’agit donc davantage d’un contenu généré que d’un acte de création en tant que tel… mais après tout en droit tout est question de qualification et il serait tout à fait envisageable de considérer un système d’intelligence comme une simple assistance technique à la création humaine pouvant prétendre à une protection par le droit d’auteur tel qu’il s’est façonné par la jurisprudence française et européenne.
Pour autant, dire que l’intelligence artificielle remplacera les créateurs, ce n’est pas pour tout de suite. Elle participera à façonner leur travail mais ne pourra se substituer au créateur, à sa puissance d’innovation, à sa puissance de vie, car c’est bien cela qui anime et convoque nos émotions face à la singularité d’une création. En matière musicale, l’IA générative est on peut le dire assez redoutable sur la génération et la combinaison de sons, mais elle ne peut, en tout cas à l’heure actuelle, se substituer au travail de composition, de création mélodique. On a vu apparaître sur X la création d’un compte certifié d’une « compositrice » et « interprète » dénommée Anna Indiana créée ex-nihilo par une intelligence artificielle. Sur ce compte, il est partagé la création musicale de l’ « IA artiste ». Je trouve la démarche assez intéressante car on voit bien les potentialités offertes par l’IA mais aussi ses limites en matière musicale.
L’enjeu qui se pose aujourd’hui est de savoir comment les auteurs, les artistes peuvent utiliser les IA dans leur travail créatif et quel partage de la valeur est mis en place entre l’ensemble des intervenants à la création et cela afin de garantir un équilibre salvateur entre régulation et innovation. Ce sujet n’est pas traité par le futur règlement européen et c’est bien sur ce sujet capital que le législateur est attendu.
*À Consulter également le communiqué du Syndicat français des compositrices et compositeur de musique contemporaine