INSUB META ORCHESTRA est un orchestre suisse dédié aux musiques expérimentales. Cette formation, fondée sur une très grande communauté de musicien-ne-s, met en avant une écoute attentive, une hypersensibilité au son et un questionnement sur l’improvisation et l’écriture. Rencontre avec les deux co-fondateurs Cyril Bondi et d’incise (Laurent Peter).
Vous vivez à Genève et vous avez créé en 2010, cet orchestre nommé INSUB META ORCHESTRA (IMO) composé d’une cinquantaine de musicien-ne-s venant de tous horizons. Comment est venue cette idée et pourquoi créer un orchestre ?
Cyril Bondi : À l’époque, nous tournions beaucoup en duo, et c’est en Angleterre, où nous avons été invité à participer à une soirée avec le London Improvisers Orchestra, que nous avons été séduit par le fait d’être inclus dans une grande communauté d’improvisateurs, d’être pris au milieu de cette énergie collective.
On a voulu importer cette idée et cette forme chez nous. Comme il était évident que Genève n’était pas une ville assez grande pour un orchestre de cette taille, dès le départ, on l’a ouvert à nos réseaux d’amis en Suisse et à l’étranger.
L’enjeu était le suivant : comment peut-on faire de l’improvisation et de la musique avec un nombre très important de musiciens sans que ce soient des musiciens choisis en fonction du modèle de l’orchestre classique réuni par genre instrumental, mais des musiciens venant de partout avec toute sorte d’instruments ?
En quoi l’IMO propose-t-il un autre modèle d’orchestre ?
Cyril Bondi : Notre travail consiste à faire en sorte que cette masse de musiciens, soit 25 à 35 instrumentistes environ par concert, produise un son unique, et que les sonorités créées par chacun-e-s ne soient pas mises en avant? On recherche une musique minimale qui soit produite avec très peu d’éléments.
d’incise : Bien sûr, on a écouté les orchestres classiques qui jouent de la musique contemporaine.On a recherché autre chose que sonner comme une pièce de Xenakis, ce qui requiert aussi une forme de savoir-faire hors de notre champ de compétence. D’un autre côté, on n’avait pas envie d’être, et de sonner, comme un orchestre d’improvisateurs…
Cyril Bondi : Depuis douze ans on est passé par différentes phases!
Au début, c’était très ouvert, venait qui pouvait et qui voulait, sur le modèle du London Improvisers Orchestra qui incorpore n’importe quel musicien de passage pour un concert.
Ensuite, on a demandé à certains qui jouaient régulièrement dans l’orchestre, s’ils voulaient continuer l’aventure mais de manière permanente et nous sommes aujourd’hui une cinquantaine.
Il y a eu une phase de complète improvisation en grand groupe, puis on a entamé une phase de composition dans laquelle nous sommes actuellement. D’incise et moi pensons des pièces dédiées à l’orchestre.
Vous composez donc en binôme?
Cyril Bondi : Oui, on compose à quatre mains…
d’incise : On partage des idées sur des formes musicales, des matériaux, on se demande comment exploiter au mieux une idée simple. Tout est lié à la nature de l’orchestre : il y a peu de répétitions avant le concert, la plupart du temps, on joue le jour même. Donc une idée simple, c’est une formulation simple pour qu’elle soit transmise facilement à un grand nombre – ce sont ce qu’on appelle les idées pratiques -, mais elles doivent être assez riches pour être développées pendant toute la durée du concert, là ce sont plutôt les idées sonores. La composition est intimement liée au processus de jeu.
En effet, vous travaillez sur des durées longues. Comment transmettez-vous ces idées : à travers des partitions, des modèles, des dessins ?
d’incise : La dernière pièce qu’on a écrite était conçue sur une time line (chronologiquement, ndlr). C’est nouveau et plus compliqué à mettre en place. Avant, on inventait des formes plus mathématiques : 30 personnes font un son, s’il en font deux, combien de combinaisons cela produit-il ? Combien de fois les musiciens doivent-ils jouer ce son sur une durée déterminée ? etc. Chaque musicien produit un son ou deux et doit trouver la manière de les recombiner pour que l’ensemble fonctionne de manière assez autonome sur le moment.
L’IMO a-t-il un ou des chefs pour le diriger ?
Cyril Bondi : Cela dépend des pièces. En général, c’est moi qui dirige mais on essaye aussi de donner cette responsabilité à d’autres musiciens de l’orchestre. On travaille aussi à ce que l’orchestre puisse s’autogérer en définissant plusieurs groupes qui s’organisent depuis l’intérieur : ils se choisissent un leader et s’entendent entre eux.
On est toujours face à des contraintes fortes qui sont : la pièce doit être montée rapidement avant les concerts et elle doit “sonner” quels que soit le nombre de musiciens et le type d’instruments. De plus, on ne choisit pas les musiciens, musiciennes, pour leurs qualités personnelles. La pièce doit être jouée par des musiciens de niveaux et d’expériences différents. Ce sont des contraintes fortes mais très positives car cela nous oblige à proposer une musique originale.
Alors comment s’est constituée cette communauté de musiciens?
Cyril Bondi : Quand je reçois des CV, ce qui m’intéresse c’est de connaître leur motivation, ce qu’ils cherchent dans l’orchestre. Ce qui importe, c’est qu’ils et elles viennent pour vivre une expérience sonore. Il y en a qui sont issu.es du métal, du punk, du free jazz, de la musique contemporaine, classique, baroque. On ne leur demande pas ce qu’ils ou elles savent faire mais comment ils ou elles vont intégrer cette masse.
Et quelle musique jouent-ils ? De la musique expérimentale, électroacoustique? Vous faites de l’improvisation? Comment définiriez-vous cette expérience sonore ?
Cyril Bondi : Je suis mauvais pour les étiquettes! Avant de commencer à travailler, on écoute toujours le silence. Puis on va aller chercher dans les pianissimos, dans la fragilité des textures. Les instruments ne sont jamais utilisés pour leur plein potentiel, on aime chercher là où ils commencent à perdre de leur matière initiale. Bien sûr, on a beaucoup travaillé sur les musiques minimales, dans la mouvance Wandelweiser.
d’incise : On se situe clairement dans ce courant. Pour faire sonner un orchestre avec toutes ces différences, il faut effacer les pratiques plein jeu typés, il y a un aller-retour entre les contraintes et cette esthétique minimale que l’on aime. Quand on cherche des sons que tous puissent jouer, d’une manière très fine, on arrive à des sons moins timbrés.
Personnellement, j’aime toujours bien ce mot d’expérimental, pas seulement par sa référence aux années 1960 mais surtout parce qu’on applique pas un modèle : on n’a pas de manuel pratique.
Vous ne sélectionnez donc pas les musiciens ni les musiciennes, qui sont cooptés pour leur désir de participer à cette expérience. Êtes-vous attentifs à la parité dans l’orchestre?
Cyril Bondi : Il y a sept ans, quand nous avons constaté lors d’un concert que nous étions 27 musiciens et qu’il n’y avait qu’une seule femme, on s’est rendu compte que ça n’allait pas!
Avec d’incise, on travaille dans plein de groupes différents mais avec l’IMO, tout à coup, on se trouve avec une forme de responsabilité différente selon moi, qui est celle de l’institution. Quand on se produit avec l’orchestre, nous sommes plus qu’un groupe; on représente un modèle de ce que sont les musiques expérimentales en Suisse. Il était devenu important d’intégrer plus de femmes et sans mettre en place de véritable procédé de recrutement, nous avons intégré un tiers de femmes.
Mais, actuellement, on plafonne. On a décidé de créer une parité intégrale de 35 musiciens et 35 musiciennes et plutôt que d’abaisser le nombre d’hommes on a choisi d’augmenter celui des femmes. Donc en ce moment, il y a une dizaine de places à prendre par des femmes.
d’incise : Cela se passe plutôt bien, ce sont souvent des musiciennes cooptées par d’autres musiciennes qui viennent et cela crée une bonne dynamique.
Cyril Bondi : Avec le temps, des groupes sont nés dans l’orchestre, des groupes mixtes et d’autres entièrement composés de femmes.
Pour revenir sur la nature de la musique que vous jouez, quelle est la part de la composition et quelle est la part d’improvisation que vous donnez aux musiciens ?
d’incise : Nous avons été nourri par l’improvisation. Je dirais que nos compositions sont hybrides. Nous mettons nos idées sur papier mais notre manière de faire laisse une grande place à l’implication de chacun-nes.
Cyril Bondi : Je vais paraphraser, en ajoutant que l’improvisation c’est notre ADN à nous et à l’orchestre. En parallèle, on essaye d’offrir un cadre, de donner des règles de jeu mais on pousse toujours les musiciens interprètes vers la posture de l’improvisateur. En terme d’écoute, en terme de position du son, sur la prise de décision du quand et du comment, en terme de responsabilité en quelque sorte.
d’incise : Ils-elles sont nombreux-ses, donc de prime abord très dilués dans une sonorité quasi uniforme mais la responsabilité individuelle, sous-jacente, permet imperceptiblement que ça marche musicalement ou pas.
C’est presque la charte politique d’une micro société, pensez-vous à cet aspect politique de votre organisation ?
d’incise : C’était très présent au début, moins aujourd’hui, ou de manière plus subtile. De toute façon, il faut expérimenter en musique comme dans l’agriculture, la construction, les relations sociales. Pourquoi on fait de la musique? D’un côté on compose, on dirige, on est responsables, de l’autre on n’attache pas d’importance à la hiérarchie…
Cyril Bondi : C’est politique surtout dans la manière dont on inclut les musiciens dans l’orchestre, la manière dont ils se choisissent eux-même, la place qu’on laisse à chacun. Il y a des musiciens extrêmement expérimentés (comme Hans Koch, Christophe Schiller ou Patricia Bosshard) et d’autres qui font leur premiers pas. C’est une micro-société où chacun doit trouver sa place rapidement sans se faire écraser par une hiérarchie due à l’ancienneté ou à son rôle dans la formation.
En effet, la dimension sociale est forte.
Comment votre musique a-t-elle évolué, tant dans la forme que dans le fond, pendant ces douze années?
Cyril Bondi : Dans la première période d’improvisation, nous avons travaillé sur un vocabulaire sonore commun et cela a ouvert de grandes discussions sur la qualité des sons, comment l’orchestre peut produire et reproduire les sons que l’on propose et cette étape a été déterminante. On a créé un son original, une véritable signature sonore.
Pouvez-vous nous parler de vos projets en cours?
Cyril Bondi : On a sorti un nouveau disque le 2 novembre : Acceleration, sur notre label Insub.record. A côté de l’IMO, on a un label d’artiste, un studio à Genève, on organise des concerts.
On forme un collectif, Insub c’est insubordination, en fait ! (sourire)
d’incise : Du côté du label nous avons quelques sorties prévues prochainement : un disque de cabrettes (cornemuses auvergnates, ndlr) par Jacques Puech et une pièce pour orgue microtonal d’Ed Williams.
Cyril Bondi : D’autre part, on mène, depuis un an, un projet complètement expérimental en lien avec le monde agricole : Polytopies
On est parti du postulat que les musiques traditionnelles et les musiques expérimentales étaient souvent liées au son qui était produit par un travail répétitif.
On a loué un champ agricole dans la campagne genevoise et on fait des projets musicaux en lien avec les gestes de l’agriculture..
On a suscité une vingtaine de pièces musicales autour du geste de semer, planter, récolter et des gestes liés à la musique, comme la répétition, l’écriture de partition. On sème, on plante, des fois cela ne pousse pas; on a fait du blé, du maïs, du tournesol, on a essayé de jouer à 50 mètres les uns des autres.
On a dû réapprendre ce qu’est l’expérimentation quand on est prêt à l’échec, et que rien n’a poussé!
Propos recueillis par Sandrine Maricot Despretz
Photo article © Mehdi Benkler