Hélène Breschand Toutes cordes tendues

Interviews 01.07.2021

Interprète, compositrice, improvisatrice… la démarche de la harpiste Hélène Breschand relève le plus souvent d’un travail collaboratif unissant en profondeur le son, le geste et la vibration dans une démarche résolument engagée vis à vis du monde. Elle revient pour nous sur les étapes de son cheminement, les rencontres qui jalonnent sa carrière et l’éthique qui gouverne sa vie de musicienne.  

À l’instar de Joëlle Léandre et sa contrebasse, de Kasper T.Toeplitz et sa basse, on peut dire que tu formes toi aussi un couple avec ta harpe. À quelle époque remonte cette « union » et comment la définirais-tu ?
En ce qui me concerne, je parlerais de relation d’amour et de désamour, d’intimité et de limite ; je suis tout le temps avec ce même instrument, je connais ses limites et les déplore ; en même temps je peux en jouer les yeux fermés avec une certaine aisance ;  mais il reste encombrant voire quelque fois « pesant »…  c’est la raison pour laquelle j’essaie toutes sortes d’autres instruments : la harpe électrique, la toute petite harpe bardique (celle du barde) à vingt deux cordes ; je suis partie en bateau avec elle ; je peux la porter comme un sac à dos et la jouer en extérieur ou dans un cadre plus intimiste, comme on joue de la guitare au coin du feu ; avec elle, je peux jouer et chanter ; je peux aussi l’électrifier et obtenir avec la voix et les pédales d’effets un méta-instrument. Malgré tout, j’ai envie d’être musicienne avant d’être harpiste. 

Depuis quand es-tu harpiste ?
J’ai tout de suite voulu jouer de la harpe ; dès l’âge de trois ans. J’adore le son de l’instrument ; il me trouble, il m’émeut : le contact du doigt avec la corde, la manière de le tenir dans les bras, ce rapport physique et gourmand à l’instrument ; les pieds occupés à faire les demi-tons, les deux mains qui peuvent jouer dix notes en même temps, la voix qui est libre, c’est très excitant ; c’est aussi le danger ! Trop jouer ! Il m’arrive aussi de danser le tango avec ma harpe, de la coucher malgré son poids… j’agis selon les situations, dans l’élan de la performance.

Tu parles de « l’aventure de la scène ». Qu’est–ce-que cela signifie pour toi ?
J’ai besoin de défi ; la scène est un lieu de défi ; c’est pourquoi j’ai beaucoup de mal à répéter le même programme d’un concert à l’autre ; je change toujours quelque chose. L’aventure de la scène, c’est pour moi le lieu d’une expérience de l’ordre de la transcendance parce que l’on cherche, grâce au public, grâce au contexte unique de la performance, à être dans le noyau de l’être, dans une vérité voire une transparence. J’aime me sentir reliée aux autres et au monde, entrer en vibration en quelque sorte, dans la position du chaman et la recherche du duende (en flamenco comme en corrida, le Duende est un moment « magique ») ; et j’ai l’impression de toujours commencer. 
L’aventure de la scène est aussi liée à ce que je joue, à la recherche de quelque chose que je n’ai jamais fait ou que je ne sais pas faire et qui me permet de vivre chaque fois une nouvelle expérience. J’ai besoin de me sentir en mouvement. Je ne pourrais pas me complaire dans la répétition du même programme. Cela vient aussi du fait que je suis dans la création, amenée à découvrir de nouvelles écritures ; mais je peux comprendre que l’on ait envie de jouer Bach durant toute son existence ; c’est un autre chemin même s’il peut y avoir, à terme, de la transcendance à répéter une même chose. 

Tu es interprète, performeuse et compositrice. Comment s’articulent ces trois activités au sein de ta vie de musicienne ?
C’est amusant que tu me poses cette question aujourd’hui ; je me la posais il y a quelques semaines ; parce que j’écris, je dessine, j’interprète et je compose ; je n’ai pas envie de répondre que je suis interprète, compositrice, improvisatrice, autrice et scénographe, c’est ridicule ; je pensais juste à « trice » et « sienne » ou « compositienne »… ou simplement artiste, même si le mot est devenu un peu pompeux. A priori je suis d’abord musicienne (et pas comédienne) mais j’ai besoin d’explorer la danse à travers mon corps, de composer pour mieux comprendre comment je joue et j’ai besoin d’interpréter pour pouvoir composer. Quand je dis musicienne, cela intègre la composition, l’interprétation et l’improvisation et cela va de l’un à l’autre, tout cela se complète, dans le flux et le reflux ; tout cela est perméable ; je m’inspire de l’un et de l’autre. Ce sont des choses que vivent beaucoup d’artistes. A ce propos, je me sens proche d’Erik Satie, John Cage, Joseph Beuys de Fluxus,  Christian Marclay. On ne se pose pas la question de ce qu’ils sont ; ils suivent juste le chemin de leur création. 

Les collaborations avec d’autres musicien.ne.s et artistes comptent beaucoup dans ton travail. Es-tu, comme certains aiment se définir, « artiste-collaborative » ?
Le mot est beau en effet ; on n’est jamais seule sur scène ; le spectacle est une collaboration, avec les techniciens notamment, tout un faisceau de choses qui fait que l’on est là ; on est relié les uns aux autres. Pour moi qui joue beaucoup en solo, c’est très important de porter le projet des autres ; ça permet de se frotter les uns aux autres ; d’apprendre, d’être assez humble aussi pour pénétrer l’univers des autres, apprendre à travailler en équipe ; gérer l’émotion, l’affectif, savoir faire équipe, comme quand on fait de la voile. Il y a des projets très collaboratifs comme ceux que je fais avec Wilfried Wendling, qui vont bien au-delà du duo : mélanger des univers, tisser quelque chose à plusieurs. Je suis dans des tissages de plus en plus profonds ; j’ai besoin de sens et de choses puissantes. Je ne fais pas du loisir et je suis de plus en plus clair là-dessus. C’est la raison pour laquelle j’ai des collaborations longues pendant lesquelles les choses peuvent se distendre et se retendre ; on creuse cette évolution et on évalue son propre cheminement ; je trouve très intéressant d’avoir des liens durables : comme ceux que j’ai avec Wilfried Wendling, on va y revenir, mais aussi Cécile Mont-Raynaud, Jean-François Pauvros, Franck Vigroux, Elliott Sharp, avec qui j’échange beaucoup. Mes parents étaient peintres et avaient des amis peintres qui venaient à la maison ; je me souviens de grandes discussions sur le choix d’une couleur, d’un coup de pinceau et j’adorais leurs échanges très techniques ; c’est cela que j’aime avec les ami.e.s musicien.ne.s ; parler d’un phrasé, échanger sur des spectacles qu’on a vus, un son qu’on aime, ce qui nous fait vibrer ; c’est très varié, cela peut paraître très technique , mais cela  permet  d’approfondir la pratique, d’aller plus loin lorsque nous nous retrouvons sur la scène. 

Pandore, Hélène Breschand, musique, Charline Corcessin, danse – 2019.

Comment s’est faite la rencontre avec Éliane Radigue ?
On s’est rencontré sans avoir d’attente l’une envers l’autre. Je prêtais ma harpe et mon appartement à Rhodri Davies, un des premiers instrumentistes pour qui elle a écrit. Mais quand il venait pour travailler avec Éliane, j’étais absente, en concert ou en voyage. Et un jour, enfin, j’ai été présente et j’ai fait la connaissance d’Eliane ; je n’osais pas lui demander de m’écrire une pièce ; elle avait déjà écrit un solo de harpe pour Rhodri ; c’est elle-même qui me l’a proposé, ce devait être en 2015 ; la pièce a été créé deux ans plus tard, c’est le temps de maturation qu’elle exige avant de donner le feu vert pour la scène ; elle est sévère pour cela mais ne met pas de pression , il faut que les choses mûrissent. La relation s’est construite à partir de là mais je parlerais plutôt d’un coup de foudre en ce qui concerne nos relations. On rit beaucoup avec Eliane ; je suis quelqu’un de très « feu follet » par rapport à elle qui est très calme ;  elle m’a mise en confiance et m’a guidée dans ce qu’elle voulait entendre.

Quel type de collaboration s’est instauré avec elle ?
J’ai presque envie de parler d’apprivoisement l’une par l’autre ; c’est quelqu’un avec qui il est toujours agréable de parler. Elle est d’une grande exigence et sait vite repérer si l’interprète est dans l’ego, s’il en fait trop ; sa musique est très fatigante physiquement ; elle exige un total abandon de soi-même ; une ascèse. Il faut la laisser résonner, la laisser vibrer à travers l’instrument, l’espace et ne rien vouloir de plus. Laisser la musique être ce qu’elle est. C’est ce que je recherchais. L’exigence qu’elle me demande me plait beaucoup.

Peux-tu nous parler d’Occam Ocean pour harpe ? 
Il s’agit d’Occam XVI ; Occam Ocean est un grand cycle qui ne finira sans doute pas. II y a des duos et des trios, avec des permutations entre les musiciens ; j’ai un duo avec Louis-Michel Marion à la contrebasse ; un trio avec lui et la clarinettiste Carol Robinson et j’ai un duo avec Carol. Elle-même a un duo avec Louis-Michel ; et l’on a chacun un solo ; Éliane nous a ainsi tous reliés. Aujourd’hui, il m’est plus difficile de jouer le solo sans l’intégralité du cycle (même si j’ai un programme Radigue-Ferrari avec uniquement le solo) ; toutefois jouer le solo à l’intérieur du cycle des oeuvres d’Eliane permet d’évoluer et de faire évoluer la musique ; c’est une leçon de vie ; on s’enfonce dans un univers de liens et de racines ; c’est une expérience mystique qui se renouvelle à chaque fois, une expérience unique ; comme si l’instrument ne sonnait pas toujours de la même façon. L’état physique compte beaucoup et la salle, le contexte également. On rentre à chaque exécution dans une nouvelle strate de profondeur comme un plongeur qui descendrait de plus en plus bas.

Il semble y avoir, dans l’expérience que tu décris  un « au-delà du son » comme le dit Michael Levinas. 
Oui, c’est cela : on pourrait dire qu’il y a un « au-delà » du son et en maintenant un « en-dedans » de la vibration. Notre rencontre finalement n’a pas été le fruit du hasard ; je crois qu’Éliane a senti en moi quelque chose qui devait se révéler ; j’avais déjà vécu cela avec Luc Ferrari et quelques autres collaborateurs; ce qui m’intéresse dans la musique, c’est la vibration de la lumière qui pénètre les yeux et la vibration sonore qui traverse le corps : sentir que tout est vibration. Ce n’est pas une esthétique, c’est une recherche qui dépasse la musique ; le besoin de se relier à quelque chose qui est plus grand que nous. 

As-tu de nouveaux projets avec Éliane Radigue ?
Avec Éliane, rien ne s’achève ; c’est quelqu’un de très fluide ; tout d’un coup, elle entend quelque chose et ça se réalise. Elle veut écrire un deuxième trio avec Louis-Michel, Carol Robinson et moi-même et j’ai un duo avec Rodry Davies qui est prévu ; je crois que les propositions restent ouvertes. 

As-tu aujourd’hui constitué un répertoire de pièces que tu peux rejouer ou préfères-tu renouveler chaque fois l’aventure de l’interprétation ?
J’aime en effet varier mes programmes au fil de mes concerts. Je me renseigne toujours sur l’histoire et le cadre dans lequel je suis invitée, quelle est l’histoire du lieu ou de la ville et c’est en fonction de cela que je fais le programme ; j’ai besoin de me connecter au réel et n’aime pas faire semblant que l’extérieur n’existe pas quand je joue, notamment en solo ; cela crée une sorte d’ancrage avec les gens qui m’écoutent. Je me souviens de ce concert coïncidant avec la première journée du Printemps arabe que j’ai eu à cœur de fêter avec l’auditoire.  J’aime également dédicacer mes concerts, à ces femmes de Pologne, par exemple, qui se battaient pour avoir le droit à l’avortement ; mes programmes sont toujours le fruit d’un désir, le mien ou celui des programmateurs. 
Quant au répertoire, selon le fil de la vie, les envies changent : aujourd’hui, je joue beaucoup Éliane Radigue et Luc Ferrari, avec le plaisir de l’acoustique . J’ai beaucoup joué Sylvain Kassap, du théâtre musical… d’autres directions s’ouvrent avec la pièce que m’a écrite Kasper T.Toeplitz et ma participation à l’ensemble IRE. Avec Toeplitz et Vigroux, je m’oriente davantage vers l’électronique. Il y a certaines pièces, je pense à la Sequenza de Berio ou celles de Tôn-Tât Thiêt que j’essaie de garder sous les doigts et d’autres que je lâche.
Je privilégie à présent des pièces plus longues qui proposent à l’auditeur une expérience d’écoute immersive ; je conçois mes concerts comme des spectacles sans applaudissements où j’enchaîne les pièces pour installer le public dans l’écoute et lui proposer un voyage. Je ne joue plus la même chose qu’il y a vingt ans ; peut-être grâce à Eliane qui m’a emmenée dans d’autres contrées. 

Quels sont les lieux que tu aimes investir ?
J’essaie d’éviter les salles de concert conventionnelles. J’aime être dans un rapport non frontal et casser ce rapport actif/passif de l’interprète et du public ; j’invite le public à être actif ; il peut être assis confortablement mais pas forcément face à moi en attendant qu’il se passe quelque chose ; c’est ce rapport aux auditeurs-spectateurs qu’on réinterroge en permanence avec Wilfried Wendling et je crois que le public a envie de cela. Dans ma dernière création Pandore j’ai fait construire une boite noire où les gens rentrent deux par deux ; on joue pour eux, ils marchent dans le noir, c’est un peu inquiétant, comme du théâtre, avec d’autres situations d’écoute.

Tu as conçu un nouveau spectacle Imaginarium avec Wilfried Wendling où convergent textes littéraires, images, composition, improvisation, électronique. Qu’est-ce qui a guidé cette élaboration à deux têtes ?
Immaginarium est l’histoire de notre collaboration, qui remonte à plus de vingt ans en arrière. Tout a commencé avec une pièce que Wilfried Wendling m’avait écrite, Alchemy, regard en abyme. En complément de programme, je lui ai  proposé d’improviser ensemble, moi sur la harpe, lui à son ordinateur ; il n’avait pas encore l’habitude d’improviser. Ce fut le début de ce long compagnonnage. Nous sommes tous deux dans les mêmes interrogations, en recherche d’un spectacle total : théâtre, scénographie, lumières devenues images et son, puisque l’on est musicien. Le spectacle immersif est aujourd’hui très répandu mais cela fait très longtemps qu’il nous occupe. Imaginarium se réinvente à chaque représentation, s’adapte au lieu, à l’ici et au maintenant, avec cette part de risque qui nous stimule et l’amour du jeu, l’humour, la dérision et l’amusement au sein desquels on se retrouve. Wilfried vient du théâtre et j’ai moi-même beaucoup hésité entre la mise en scène et la musique : Imaginarium est un grand espace d’invention.

Pourquoi avoir retenu les textes d’Étienne Klein ?
Avec Wilfried nous avons beaucoup écouté et lu ses textes, repris certaines de ses conférences. Nous  voulions qu’il soit sur scène mais la chose s’est avérée impossible. Nous avons donc chorégraphié ses discours, travaillé sa gestuelle, appris certains de ses textes par cœur ; on est devenu presque des avatars d’Etienne Klein, aux confins du réel et de l’imaginaire, du détournement et de la mise en abîme, à la manière de l’univers de Marc-Antoine Mathieu

Quels sont les domaines que tu n’as pas encore abordés qui te tentent aujourd’hui ?   
J’ai envie d’intégrer le corps au geste instrumental, une manière d’approfondir le temps et l’espace de la performance. 
Par ailleurs, je viens de terminer ce que j’appelle « une partition animée » ; il s’agit d’un dessin-poème animé sous forme d’un film qui fera l’objet d’une installation… rendez-vous en septembre prochain.

Propos recueillis par Michèle Tosi

Photo © Dieter Duevelmeyer

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