« Les lieux qui offrent aux artistes la possibilité de faire de vraies expérimentations deviennent denrée rare »
Le saviez-vous ? Albi abrite l’un des centres de création musicale les plus actifs de l’Hexagone. Dirigé par Didier Aschour et son équipe, le GMEA voit passer les grands noms de la musique d’aujourd’hui, de France ou d’ailleurs, sans œillères esthétiques. Entretien.
Le grand public connaît finalement peu – voir pas du tout – le GMEA. Que faîtes-vous ?
Le GMEA est l’acronyme de groupe de musiques électroacoustiques d’Albi. Le centre est né d’un studio de musique électroacoustique fondé au début des années 1980. Nous avons reçu le label « Centre national de création musicale » en 2000 et, aujourd’hui, notre nom de reflète pas tout à fait tout ce qui se passe chez nous ! Notre mission est de faire vivre les musiques nouvelles, de permettre leur production. Nous avons tout un volet de commandes d’œuvres, de résidences d’artistes et nous assurons la diffusion du répertoire avec une saison de concerts dans nos murs et dans la région, jusqu’à Toulouse. Nous avons aussi un festival, « Riverrun », qui a lieu chaque année début octobre, pendant une dizaine de jours. Autre temps fort : la « Semaine du son », qui a lieu partout en France au cœur de l’hiver, fin janvier, et à laquelle nous prenons part avec plaisir. C’est l’occasion d’une semaine d’ateliers, de concerts, d’installations sonores et d’exposition dans tout Albi. Chaque année, nous proposons un thème ou un portrait de compositrice ou de compositeur. Sans surprise, l’édition 2021, que nous avions prévu de consacrer à John Cage, a été annulée. Nous redéployerons nos actions à différents moments de l’année.
Myriam Pruvot sur Lhoop, l’emission du Gmea sur radio Octopus
Vous défendez un répertoire vaste, extrêmement diversifié, mais que certains qualifient de répertoire « de niche ». Comment faire connaître vos artistes et leur musique ?
Il n’y a pas de formule magique, il faut aller vers le public, dès le plus jeune âge. Nous faisons de l’action culturelle auprès des écoles avec des parcours d’éveil à l’écoute pour les scolaires, qui durent trois, quatre séances, des rencontres avec les musiciens en résidence… Le fait d’être associé à un territoire précis – Albi, le Tarn -, fidélise aussi le public, qui revient, curieux, année après année. Nous défendons un champ de pratiques musicales très vaste, qui ne se limite pas du tout à la musique électroacoustique. Ce qui rassemble les musiciens du GMEA, c’est leur démarche, résolument expérimentale, le besoin d’inventer de nouvelles formes, mais qui peut prendre des formes extrêmement variées. Il y en a pour tous les goûts ! Chaque résidence est un monde à part et ouvre un champ des possibles : musique acoustique instrumentale, noise, musique électronique, musique classique contemporaine, performances… La diversité est ce qui fait le piment de notre démarche. Les lieux qui offrent aux artistes la possibilité de faire des vraies expérimentations deviennent, hélas, denrée rare.
Combien d’artistes avez-vous en résidence, chaque année ?
Nous accueillonsune douzaine de musiciens et musiciennes par an. Ils viennent du monde entier, ce qui est, selon moi, essentiel. Depuis deux ans, nous sélectionnons les résidences grâce à un appel à projet, ce qui nous permet d’avoir à la fois une dimension internationale et de faire une place, aussi, c’est important, à la création régionale. Le GMEA a son propre label discographique, pour lequel nous avons beaucoup de demande ! Nous avons un studio sur place, mais on enregistre aussi en studio mobile dans différents espaces : dans une ancienne usine hydroélectrique, en extérieure, au bord de la rivière… Nous avons la chance d’avoir dans notre petit équipe un ingénieur du son permanent : une ressource précieuse pour les artistes.
Tristan Perich: Open Symmetry (with ensemble 0 + Eklekto) from Tristan Perich on Vimeo.
Le GMEA a aussi son ensemble permanent et dont vous êtes le guitariste, Dedalus.
Dedalus est un ensemble composé d’une douzaine de musiciens, fondé en 1996. Nous sommes associés au centre depuis cinq ans. Le répertoire que nous sillonnons est consacré aux partitions à instrumentation libre issues de la musique contemporaine expérimentale nord-américaine et européenne des années 60 à nos jours. Ces partitions offrent aux musiciens une incroyable liberté, un peu comme certaines pièces de musique baroque qui adaptent l’œuvre aux circonstances. Le musicien choisir l’instrument ou son registre en fonction des autres. Ce type d’œuvres requiert un engagement très précieux des musiciens, une dynamique d’ensemble assez différente de ce que l’on trouve habituellement. Nous aimons les partitions ouvertes, en opposition avec une musique qui dit tout ce qu’il faut faire à chacun, et comment le faire.
Pour finir, quels sont les projets du GMEA et de Dedalus, dans cette crise sanitaire qui n’en finit pas ?
Le cœur de notre activité, la résidence, est maintenue quasiment comme prévu. Par chance, les trois projets d’enregistrement que nous avons cette année aussi. Le premier à sortir, consacré à l’œuvre de l’Américain Tom Johnson, est pour le mois d’avril. C’est un projet qui a particulièrement séduit les sept musiciens de Dedalus qui y ont participé : dans cet album, on a laissé nos instruments dans leurs boîtes et on utilise seulement… nos voix. On ne fait que compter, dans une trentaine de langues, selon des systèmes arithmétiques différents ! C’est une musique qui oscille entre transe, poésie sonore, qui flirte avec ethnomusicologie et la linguistique. Ce disque s’appelle « Counting to seven » – compter jusqu’à sept – et chacune des pistes est un conte, récité, sussuré, chanté en langues africaine, asiatique, océanique, amérindienne, slaves, européennes… Les seuls mots que l’on entend, durant tout le disque, sont « un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept », mais dans plusieurs langues.
Tom Johnson et David Sanson : Counting to Seven, version Italienne from Collège des Bernardins on Vimeo.
Suzanne Gervais