À l’occasion du dossier dédié à la scène de la musique contemporaine à Athènes, le compositeur Filippos Raskovic évoque son parcours et sa pratique pianistique à l’internationale, ainsi que sa collaboration avec le sculpteur Dimitris Tampakis. Et surtout, il aborde la création collégiale du festival Krama : un festival transversal, qui relie l’improvisation libre, le classique contemporain et l’électro expérimentale, et dont la deuxième édition s’est tenue à l’espace KEIV en septembre 2021.
Tristan Bera : Comment êtes-vous devenu compositeur ?
Filippos Raskovic : Je ne me souviens pas pourquoi je suis devenu compositeur. J’ai commencé par le piano et j’ai vraiment aimé faire ma propre musique, c’est parti comme ça. J’ai joué dans des groupes de post-métal, de punk hardcore, de post-rock et d’improvisation libre avant de découvrir ma passion pour la composition. Être dans des groupes a considérablement influencé ma façon de faire de la musique.
Comment compareriez-vous les enseignements à Athènes et à la Royal Academy de Londres ? Que cherchiez-vous à Londres ?
Je pense qu’il n’est pas juste ou logique de comparer l’enseignement par lieu géographique, ville ou pays. Je suis parti à Londres pour vivre dans une mégapole qui a accès à l’art, à la musique et aux cultures du monde entier, pouvoir assister à des événements culturels auxquels je n’aurais jamais pu assister ailleurs, mais aussi pour créer des amitiés, rencontrer des personnalités venues de différents pays et me frotter au rythme très intense de la ville. Bien sûr, à la Royal Academy, j’ai eu la chance de faire la rencontre d’incroyables collègues musiciens, pour qui je pouvais écrire ou avec qui jouer ; j’ai pu suivre des master classes et des séminaires de grands compositeurs et j’ai disposé de toutes les ressources de l’Academy. C’est surtout ma rencontre avec le professeur Rubens Askenar, qui est devenu un ami, qui a complètement changé mon approche de la musique en général. Cependant, à Athènes, j’ai rencontré et joué avec des musiciens formidables et j’ai également eu des professeurs extraordinaires, tels que Fergus Currie et Christine Tokatlian. J’ai eu l’occasion de jouer dans de nombreux groupes et lieux, et, ce contact que j’ai eu avec la scène à Athènes est quelque chose d’unique. Ici, vous décidez de jouer le lundi et vous êtes sur scène le samedi.
Quelles sont vos influences majeures en termes de genres, de compositeurs ou de types de performances ?
J’ai du mal à répondre à cette question car je trouve que mes influences changent constamment. Je me souviens d’avoir été touché au plus profond la première fois que j’ai entendu la musique de Gérard Grisey. De même, avec celle de Salvatore Sciarrino et de Carola Bauckholt. J’admire Tim Hecker, et, en ce moment, j’écoute beaucoup les musiques de Christian Wallumrød et Yiannis Kyriakides. Enfin, j’adore les improvisations au piano de Craig Tabborn.
Comment décririez-vous la situation de la scène athénienne à la fois dans la musique classique contemporaine et la musique expérimentale ? Avez-vous des souvenirs de concerts mémorables, par exemple, qui vous ont marqué ? Comment cette scène a-t-elle évolué depuis que vous vous êtes intéressé à ces musiques, en termes de lieux, de concerts ou de public ?
La scène musicale d’Athènes, et de la Grèce dans son ensemble, est unique et très puissante. Cela va du punk et du métal à la musique électronique et contemporaine en passant, bien sûr, par la grande variété de la musique traditionnelle grecque. Tous ces genres sont disponibles sur de nombreuses plateformes et dans une multitude de lieux et d’espaces. Concernant la musique expérimentale, ce qui est incroyable c’est qu’en un soir à Athènes on peut assister à trois ou quatre types de concerts différents dans des lieux comme Chimères, Underflow (lieu et label) ou le Théâtre Embros.
La scène de la musique classique contemporaine est en expansion, car la plupart des musiciens classiques (du moins de ma génération) ont étudié à l’étranger et reviennent maintenant et créent des ensembles. Cependant, d’après mon expérience, la scène classique contemporaine est encore restreinte et financée seulement par des institutions. Elle n’a pas la même ampleur que dans d’autres villes européennes, car elle n’a pas encore trouvé sa place dans des espaces plus indépendants et accessibles. J’ai l’impression tout de même que d’année en année, cela va de mieux en mieux.
Quelles différences faites-vous entre la musique classique contemporaine et la musique expérimentale ? Ces catégories sont-elles toujours valables ? Est-ce qu’elles comptent pour vous ou se fondent-elles dans votre pratique générale ?
Hmm, je ne suis pas musicologue mais je vais faire de mon mieux pour les différencier. La musique classique contemporaine est un terme générique qui fait référence à la musique qui a été écrite depuis le début du 20ème siècle et qui fait référence à la musique qui perpétue le canon classique. La musique expérimentale est, en ce sens, similaire, mais elle est plus généraliste et ne se réfère ni uniquement à la musique classique, ni à une période spécifique. La musique contemporaine et la musique expérimentale partagent des zones grises, et souvent quelque chose peut faire partie de l’une et l’autre. Ces deux termes sont toujours valables et conservent leur importance. Ils sont utiles et utilisés par les universitaires, les musicologues, les curateurs et les organisateurs de festivals. Mais, je ne me reconnais pas intentionnellement dans cette distinction et ces termes n’affectent pas mon processus créatif.
Pouvez-vous me parler de la façon dont vous composez ? La pratique de l’improvisation a-t-elle une influence sur votre composition ? Travaillez-vous habituellement selon des thèmes spécifiques ?
Ma façon de travailler change d’une pièce à l’autre et s’est aussi modifiée, projet après projet, au contact d’artistes venus des arts appliqués. L’improvisation est un outil très important et puissant pour moi, tout comme la rencontre avec des musiciens lors de workshops, dans lesquelles je vais enregistrer nos improvisations. J’utilise aussi des processus électroacoustiques dans ma musique, et je compose également des pièces acousmatiques. L’ordinateur est un allié indispensable dans mon processus de composition. Dans mes compositions, je travaille rarement sur un thème précis. Cependant, à l’occasion de mon étroite collaboration avec le sculpteur Dimitris Tampakis, j’ai exploré l’interaction du son avec le corps résonnant des sculptures.
La pratique de la composition et celle de l’improvisation sont, pour moi, liées et je fluctue entre l’une et l’autre. Quand j’improvise, je me concentre principalement sur mon instrument, le piano. Mais les compétences requises pour improviser aident et influencent mes compositions. Réciproquement, la pensée compositionnelle est toujours présente lors de mes improvisations, du moins c’est ce que je ressens.
Pourriez-vous expliquer comment votre collaboration avec Dimitris Tampakis a commencé et sur quelle base elle s’est cristallisée ? Comment opérez-vous votre dialogue entre arts visuels et musique ? Ce dialogue se réfère-t-il à certaines collaborations historiques entre compositeurs et artistes visuels ? La transversalité serait-elle nécessaire pour que la musique classique contemporaine soit comprise plus largement ?
Nous nous sommes rencontrés pour boire un verre et il m’a montré les prototypes de certaines sculptures qu’il réalisait. Il m’a expliqué qu’il avait l’intention d’en faire des haut-parleurs, des corps résonnants. Il envisageait qu’on puisse les utiliser à la place d’un haut-parleur normal. Je suis tombé amoureux à la fois de son travail et de cette idée et on en a évoqué les possibilités toute la nuit. La pièce s’intitule Echo Chambers et a été développée lors de notre résidence à Fuga en Espagne. Le travail avec Dimitris est très naturel et organique. Echo Chambers est la première pièce parmi tant d’autres. Nous cherchons à créer un dialogue en faisant interagir le son, sa distorsion et son amplification, à travers des sculptures dans différents lieux et contextes. Nous sommes impatients de développer nos prochaines idées. Bien que nous ayons des références historiques, en particulier avec d’autres sculptures sonores (par exemple, nous avons été fascinés par les miroirs acoustiques, un dispositif passif utilisé pour réfléchir et concentrer les ondes sonores), nous ne faisons pas de références directes à une collaboration ou à une pièce historique.
La transversalité peut à la fois aider et nuire à la communication de la musique. [C’est une question d’équilibre.]
DIMITRIS TAMPAKIS & FILIPPOS RASKOVIC – Echo Chambers from FUGA on Vimeo.
Pouvez-vous m’en dire plus sur votre résidence à Fuga en Espagne ? Qu’avez-vous trouvé là-bas ?
Travailler à Fuga, au Centre Etopia d’art et de technologie, a été une expérience incroyable. C’est magique d’être dans un espace de travail pour ne se concentrer que sur une œuvre et rien d’autre. Nous avons également eu accès à tous les outils et les ressources que Fuga pouvait offrir et bénéficié de tout le soutien de l’équipe sur place. Nous avons rencontré des gens et des artistes exceptionnels. Ce fut une chance pour Dimitris et moi de créer notre première œuvre dans ces conditions.
Les différents confinements ont-ils eu un impact sur votre travail ? Comment avez-vous vécu l’absence de scène pendant la pandémie ?
Lors du premier confinement, je soumettais mon Master donc je n’ai pas ressenti le vide en termes de travail (rires). Pendant le deuxième confinement, j’ai senti que j’avais beaucoup de temps pour développer certaines compétences techniques qui me manquaient. J’ai été affecté par l’absence de concerts et, à la fin de la période, je commençais à avoir de plus en plus soif de jouer en live ou d’assister à nouveau à des performances.
Le vrai coup dur c’est d’avoir dû annuler l’édition 2020 du festival Krama qui se serait tenue à Communitism. Cependant, nous avons réussi à l’adapter en une installation sonore au sein d’une exposition d’une durée de trois jours en collaboration avec UN P R 18T (Un.Processed Realities).
Le festival Krama
Dans le cadre du festival Krama, vous parvenez à faire le pont entre musique classique contemporaine et musique expérimentale. Pouvez-vous expliquer comment l’idée du festival est venue et comment elle a été mise en œuvre ? Quel était votre projet ? Cela a-t-il été difficile de le mettre en place financièrement ou conformément aux mesures sanitaires dues au covid19 ?
Krama est un festival de musique qui vise à présenter une nouvelle vision de la scène musicale indépendante athénienne, en rassemblant la musique improvisée avec l’électronique expérimentale et le classique contemporain. Pour ce faire, Krama invite des groupes musicaux d’horizons différents à se produire et à explorer leurs points communs à travers un discours esthétique alternatif. Krama active de nouvelles résonances entre des artistes indépendants et des groupes venus de Grèce et d’Europe. L’équipe est formée par Agelos Pascalidis / Agatha, Niki-Danai Chania, Thodoris Triantafillou et moi-même.
Pendant longtemps, j’ai suivi la scène musicale florissante d’Athènes, qui comprend une grande variété d’artistes. J’ai, cependant, remarqué que la plupart de ces scènes musicales ne fusionnaient pas ou ne se rejoignaient pas, y compris par les réseaux sociaux. De plus, la musique classique contemporaine manquait vraiment à la scène et aux lieux de la musique indépendante. Pendant longtemps, l’idée de Krama — rassembler l’électronique, l’improvisation libre et surtout la musique classique contemporaine dans un seul et même festival — a trotté dans mon esprit et s’est peu à peu concrétisée. L’ambition du festival est de grandir…d’inviter des artistes, des conférenciers, des ensembles et des musiciens d’Europe à rejoindre la scène grecque et de leur passer commande. En 2019, j’ai donc contacté Agelos Pascalidis et, ensemble, nous avons approché Don Stavrinos (le fondateur du Studio Ennia) pour organiser la première édition du festival au Théâtre Embros et faire venir de Londres Echéa Quartet. En raison de la pandémie, l’édition 2020 a été aménagée. Néanmoins, dans le cadre de l’installation sonore réalisée en collaboration avec UN P R 18T (Un.Processed Realities), Krama a pu inviter des compositeurs, des producteurs de musique, des instrumentistes et des groupes à contribuer et réaliser des pièces, dont beaucoup ont été créées spécifiquement pour l’occasion.
Comment avez-vous sélectionné collectivement la line-up? Pourriez-vous évoquer deux participants, par exemple ? Pour ma part, j’ai assisté à la performance de NatCase intitulée books on nihilism à KEIV. Peut-être pouvez-vous donner des détails.
La sélection et la programmation sont effectuées par l’ensemble de l’équipe et, dans l’esprit du festival, le processus se fait de manière démocratique. Nous décidons du nombre d’artistes par genre et nous trouvons les artistes et les groupes qui complètent l’ensemble des sets. Je peux mentionner deux participants de la dernière édition, l’une venue de la scène électro et l’autre de l’improvisation libre.
NatCase (née à Athènes) est productrice de musique électronique et DJ. Elle conçoit une musique de club underground hybridée avec une esthétique lo-fi, de la batterie dynamique, de la néo-tribal synthétisée et des composantes sonores basées sur des accords. Sa personnalité s’est affinée lentement et progressivement : après avoir étudié le piano, les claviers et la batterie, elle s’est mise à écouter de manière obsessionnelle le punk rock et les genres affiliés, puis s’est branchée de manière psycho-acoustique sur la musique électronique et s’est fascinée pour la dance culture. Son expression artistique fait résonner le sort des opprimés, les difficultés à réaliser l’égalité et l’agonie de l’équilibre social. Après sa participation à la première partie du célèbre groupe punk grec Γενιά του Χάους (Chaos Generation) en avril 2009, elle a commencé de se consacrer au DJing. Actuellement, elle produit et présente une série d’émissions de radio : NatCase Ritual. En 2016, elle a commencé à produire sa propre musique et a édité, à compte d’auteur, trois EP : “9-5”, “Fe”, suivi de “Se|foo|”, une série achevée après une formation en composition électronique au CMRC (KSYME) suivie en 2017-2018. Depuis lors, elle présente régulièrement sa musique en live et a figuré dans les compilations des labels grecs Nutty Wombat et Trial & Error.
Ramdat est un trio de guitare, saxophone et batterie, influencé par une grande variété de genres, incluant rock bruitiste et free jazz, qui s’est formé au printemps 2016. Un an plus tard, ils ont commencé à se produire en quatuor avec l’ajout de claviers, ce qui a élargi leur son, et jouent désormais soit en trio soit en quatuor. Ramdat a sorti quatre disques dont le dernier FrimFall en janvier 2021 et travaille actuellement sur une prochaine sortie. L’objectif de l’ensemble est de créer une expérience musicale stimulante dans chacune de leurs performances, grâce à un processus d’improvisation ciblé et dans l’instant, sans barrière de genres et avec une attitude non-conformiste.
Je voudrais aussi ajouter les noms de Panos Alexiadis et Veronica Moser
Sur quoi travaillez-vous en ce moment ? Avez-vous l’envie d’une autre expérience collaborative, avec un autre médium que la sculpture par exemple ? À quel projet idéal ou festival idéal rêvez-vous ?
J’ai récemment terminé une collaboration avec UN P R 18T (Un.Processed Realities) pour une exposition au Centrum de Berlin, intitulée “Post European Rage Room” et je viens de jouer en octobre des sets d’improvisation au piano au festival Monopiano de Flynkigen. Je suis aussi en train d’écrire une pièce pour contrebasse et grande flûte à bec pour Giorgos Kokkinaris et Sylvia Hinz qui sera jouée au festival Music Bridge organisé par Stegi Onassis. Enfin, j’espère sortir bientôt quelques pièces et improvisations déjà enregistrées. Je n’ai pas en tête de projet ou de festival idéal… Il y a tellement d’idées que j’aimerais explorer ! Les nouvelles idées et les rêves excitants finissent toujours par arriver !
Comment voyez-vous le présent et l’avenir de la scène musicale à Athènes ? Y a-t-il des sensations ou des initiatives de musique contemporaine basées à Athènes que vous aimeriez partager ? De quoi la scène aurait-elle besoin pour se développer ?
Il y a de plus en plus d’ensembles qui apparaissent en Grèce et font un travail fantastique en organisant de merveilleux concerts, des séminaires et des master classes. L’intérêt de la jeune génération pour l’étude de la musique contemporaine est en train de grandir, mais je pense qu’il y a clairement un manque de plateformes et de programmes pour satisfaire cette curiosité et ce nouvel intérêt. Et ce qu’il faut à Athènes, je crois que c’est, en quelque sorte, que cette passion nouvelle pour la création et la performance musicale trouve un foyer, afin que les jeunes musiciens puissent se nourrir et que cette communauté se développe. Je ne sais pas si c’est le meilleur moyen et je ne détiens certainement pas la réponse!
Tristan Bera à Athènes.
Photo © Ilme Vysniauskaite
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