Entre héritage et changements de cap Musique Action

Chroniques 06.06.2022

L’émission A l’Improviste sur France Musique est née en septembre 2000 et a très vite posé ses micros sur le festival Musique Action : il y avait là une forme d’évidence. La première fois, c’était en mai 2005, lors de l’édition #22, pour la captation de deux concerts : le duo de Camel Zekri et Fred Frith, toutes guitares dehors, et le trio Mephista constitué par Sylvie Courvoisier, Susie Ibarra et Ikue Mori. Retour sur images, et discussion à bâtons rompus avec l’actuelle équipe de direction du CCAM et de Musique Action : Anne-Gaëlle Samson et Olivier Perry.

Dix-sept années déjà ! Je mentirais en écrivant ici que je me souviens dans le détail de cette 22e édition. Pourtant, certaines images et impressions sont restées bien vivaces : le rythme effréné des concerts, une forme de vitalité extrême, de contrastes tous azimuts, dans la programmation, dans la confrontation entre les arts (musiques écrites et improvisées, danse, texte, images, théâtre musical…) et les espaces de jeu (salle des fêtes, studio, auditorium, galerie, Médiathèque, MJC de Lillebonne…). Jamais encore comme au CCAM, navire amarré dans les eaux de Vandoeuvre-lés-Nancy, je n’avais ressenti cette émulation, cette forme de vertige qu’éprouve celui ou celle qui plonge la tête la première dans autant d’univers singuliers, l’espace de quelques heures seulement. Pour la productrice de radio que j’étais, venue finalement assez tardivement aux musiques improvisées et contemporaines, chaque proposition de Musique Action était quasiment une première fois : j’ai beaucoup découvert et appris au contact de ce festival, et garde le sentiment d’une dette immense. Dominique Répécaud, et son équipe, accueillaient la radio avec un mélange de distance et de générosité. Je me souviens d’un directeur engagé, omniprésent, courant d’un concert à l’autre lui aussi, toujours accueillant, souvent épuisé ! Les journées denses, les nuits courtes gratifiaient sa voix grave et radiophonique de quelques notes encore plus profondes, lorsque je tendais mon micro pour l’entendre évoquer le festival.

Musique Action m’a laissé beaucoup d’images fortes dans lesquelles se superposent les sons, les corps (dont celui de la danseuse Marie Cambois), les images (nombreuses expositions passionnantes, dont celle de Johnny Lebigot), et les espaces (entre autres le superbe duo de Sophie Agnel et Ikue Morie dans la galerie, et l’installation de Hugo Roussel sur l’édition #33 : 12 guitares électriques amplifiées, in memoriam D.R.). J’ai découvert à Musique Action tant d’artistes qu’il est vain de vouloir tous les nommer ici. Pendant toutes ces années, A l’Improviste a tenté de rendre palpable aux auditeurs le pouls de ce festival, soit par le truchement de concerts saisis sur le vif, soit par le reportage.
En 2014, deux émissions en forme de mosaïque intitulées « Une journée particulière au festival Musique Action»  avaient pris le parti de faire revivre en sons et en mots et à un tempo soutenu (la vision du festivalier), deux longues soirées de la 30e édition du festival. Pêle-mêle, pour la soirée du 30 mai, les sons du cordophone de Sophie Agnel, des Bruits de couloir de Marc Pichelin, Kristof Guez & Frédéric Le Junter (Cie Ouïe Dire), du Filarium de Jérôme Noetinger, Michel Chion & Lionel Marchetti, du quintet de Daunik Lazro, Phil Minton, Ana Ban (Dominique Répécaud himself) & du duo Kristoff K.Roll, du duo de batteries de Yuko Oshima et Christophe Sorro… Et pour pour l’émission du lendemain, des sons échappés d’un solo de Daunik Lazro, du quintet La Banquise ( Françoise Toullec, Claudia Solal, Louis-Michel Marion, Michel Deltruc, Antoine Arlot), La Bohemia Electronica…nunca duerme du duo Kristoff K.Roll, l’alliage du verbe et des sons du Franz Hautzinger’s Poet Congress, ou encore le trio Klang de Sophie Agnel, Catherine Jauniaux & Yuko Oshima… Le tempo de ces deux émissions avait visiblement « résonné » aux oreilles de Dominique Répécaud, qui m’avait dit retrouver là l’esprit de son festival!

En 2017, la 33e édition, programmée par Dominique Répécaud, s’est tenue sans lui.
Parmi les idées de programmation qui lui étaient chères, il y avait un quintet réuni autour des deux guitaristes Camel Zekri et Fred Frith (le fameux duo de 2005 enregistré par A l’Improviste !), avec le guitariste Gilles Laval, le batteur Ahmad Compaoré et Romain Baudoin à la vielle à roue. On s’en souvient, la musique improvisée par les musiciens avait déroulé tout le long une mélodie entêtante, sur les lettres D.R., alias Dominique Répécaud. Cette idée était venue à l’esprit de Fred Frith avant le concert, dans la salle d’attente de l’aéroport. Tous (sauf Romain Baudoin, nouveau venu) avait un lien fort avec le festival et Dominique Répécaud. L’édition #33 de Musique Action n’était bien sûr pas une édition comme les autres ! Une revue circulait de mains en mains  : un numéro spécial de Revue et Corrigée, entièrement consacré au musicien, programmateur, producteur et passeur qu’était Dominique Répécaud, disparu brutalement, quelques mois plus tôt, en novembre 2016.

Aujourd’hui, au gouvernail de ce vaisseau, se trouve Olivier Perry, qui programme à quatre mains avec Anne-Gaëlle Samson, co-directrice du CCAM, les éditions de ce festival en pleine évolution, entre continuité (l’héritage de plus de 30 ans de festival) et discontinuité, ou disons changements nécessaires.

Pour Olivier Perry, « un festival est une forme d’organisme vivant – il est donc logique qu’il y ait des cellules déjà en place, et d’autres qui se renouvellent, et que le chemin entre les deux se fasse. On est aujourd’hui à un moment de décloisonnement. Autrefois, les esthétiques se concevaient en opposition, dans des endroits bien distincts. Aujourd’hui on constate de plus en plus de croisements entre les esthétiques, et avec Musique Action nous souhaitons aller vers plus de convergence. Bien sûr, on pourrait craindre qu’à terme tous les festivals se ressemblent en suivant cette ligne-là, mais on a encore de la marge je crois ! Finalement, si l’on regarde les archives du festival et si l’on parcourt le livre d’interviews réalisé par Henri Jules Julien en 2008, Musique Action – Défrichage sonore, on s’aperçoit que ces frottements entre esthétiques ont toujours été présents ici, avec des phases plus ou moins marquées. Dans les premières années de Musique Action, beaucoup de styles de musique se sont croisés au CCAM : on pouvait rencontrer des musiciens de musique savante ou écrite contemporaine, de jazz, de rock in position… Avec le temps, les musiques électroniques sont venues plus fortement. Cet éclectisme est une partie de l’ADN du festival et c’est aussi ce qui fait sa richesse. Quand je découvrais Pascal Comelade en 1992 à Musique Action (et surtout Pierre Bastien qui partageait la scène avec lui, véritable révélation), je découvrais au même moment des choses très différentes! Pour l’étudiant que j’étais au début des années 90, Musique Action était une sorte de puits où j’allais chercher des choses inouïes, inconnues. Je suis venu à Musique Action d’abord en spectateur jusqu’en 2001. Ensuite, j’ai dû quitter la région, mais j’ai continué à écouter ces musiques, à découvrir d’autres festivals, jusqu’au jour où je suis revenu m’installer à Nancy. J’ai postulé pour la direction du CCAM en 2017, parce que j’avais le sentiment que pour diriger ce lieu il fallait avoir de l’intérêt pour ces musiques, qu’il était important d’endosser l’héritage de ce festival, et qu’en même temps il pouvait être utile d’avoir une connaissance des autres secteurs du spectacle vivant, pour opérer une forme de synthèse.»

Anne-Gaëlle Samson a fait partie de l’équipe du CCAM et de Musique Action dès 2011. Elle est donc bien placée pour évoquer les évolutions qui se dessinent entre les deux visions du festival proposées par Dominique Répécaud, puis Olivier Perry. Passionnée de danse et de théâtre, elle est venue aux musiques de création de façon organique, grâce au festival et à la danse. Le caractère interdisciplinaire propre à Musique Action a toujours été pour elle une valeur ajoutée de la programmation.
« Il y a toujours eu à Musique Action une exigence pour le son, qui a toujours été au centre de la programmation, y compris pour les projets chorégraphiques. J’ai le souvenir de chorégraphies qu’on n’a pas programmées car ce souci du son manquait. Dominique avait cette préoccupation constante, comme il avait celui de la transmission. Il a beaucoup transmis aux artistes qui venaient ici et qui ont grandi avec le CCAM. Je me souviens que quand on recevait les artistes dans le bureau, Dominique demandait toujours quelle était leur relation au son. Quand on venait le voir pour parler d’un projet de spectacle, on repartait généralement avec quantité de playlists, de choses à écouter (il disait : « écoute ça » !) et ça a formé l’oreille des chorégraphes et gens de théâtre. Il le faisait avec beaucoup générosité. Il connaissait tellement de musiques et de musiciens !»

Anne-Gaëlle Samson ne voit pas l’évolution du festival en terme de continuité/discontinuité, néanmoins elle insiste sur le changement d’époque : « Entre le Musique Action d’autrefois et celui d’aujourd’hui, il y a des endroits de continuité, d’amour commun, et aussi des endroits d’ouvertures sur d’autres champs, et d’interrogation. Aujourd’hui, le CCAM n’a sans doute pas le même rapport au public et au répertoire. Sur les soirées longues du festival, force est de constater que les musiques jouées ici rassemblent un public qui en a déjà connaissance pour l’essentiel. Cela ne posait pas de problème sur les dernières années du festival à l’époque de Dominique, mais aujourd’hui on se pose la question de façon plus prégnante. Comment parvenir à ouvrir davantage le public, à ne pas nous adresser quasi exclusivement à des personnes qui ont l’habitude de fréquenter le festival ?Je ne dis pas que Dominique ne se posait pas cette question, mais ce n’était pas l’endroit principal de son interrogation, ou disons plutôt qu’on peut avancer aujourd’hui sur ses pas, pour aller plus loin. Cette question nous taraude beaucoup ! Pour nous, c’est un sujet primordial, comme l’est aussi la question de la présence des femmes dans la programmation”.

Anne Montaron

Photos Festival © Christophe Urbain

buy twitter accounts
betoffice