Athènes, l’équilibre du chaos

Eclairages 03.11.2021

À l’occasion du dossier consacré à Athènes, Tristan Bera pour Hémisphère son invite à un retour chronologique sur les faits musicologiques marquants et les personnalités clés de la deuxième partie du 20ème siècle, et à une immersion dans un cosmos musical à la fois autonome et connecté. La capitale grecque, en pleine expansion, interroge, aimante et détient une histoire de la musique contemporaine passionnante et peu connue en dehors des cercles musicologiques. Riche en lieux de diffusion indépendants, elle parvient aujourd’hui, non sans détours fascinants, à organiser son chaos hors des circuits institutionnalisés en offrant toujours plus d’expérimentations à entendre.

Quand Hémisphère son m’a commandé une série d’articles sur la scène de la musique contemporaine à Athènes, je partais avec un double handicap : à la fois étranger (pour ne pas dire barbare) dans la ville et béotien en matière de musique contemporaine ; mais aussi avec un double avantage : sur place et accompagné des meilleures guides. Je remercie, d’emblée Lorenda Ramou — pianiste interprète, professeur à l’Odeion Athinon, le Conservatoire d’Athènes, et programmatrice à Stegi – Onassis — qui m’a accompagné dans les méandres d’une histoire peu écrite encore, et Katerina Tsioukra — musicologue —, qui travaille précisément, aux côtés du directeur des Archives du Conservatoire Haris Xanthoudakis, sur le troisième tome d’une Histoire de la musique grecque dédié aux avant-gardes du 20ème siècle. Toutes deux m’ont permis de saisir les origines de la spécificité et la richesse de la scène athénienne, et, suivant le conseil de Katerina Tsioukra, de l’évaluer pour ce qu’elle est et non ce qu’elle n’est pas.

Les entretiens avec Theodore Vazakas de l’ensemble ARTéfacts et le compositeur et pianiste Filippos Raskovic, à l’initiative du festival Krama auprès d’Agelos Pascalidis, Niki-Danai Chania, Thodoris Triantafillou, m’ont permis de me frayer une voie dans l’évolution et l’actualité de la scène depuis le milieu des années 2000.

Le 23 octobre dernier, on célébrait la naissance du compositeur Manos Hadjidakis (1925-1994), et les journaux rappelaient, non seulement sa proximité, dans les années 1940, avec l’avant-garde intellectuelle et artistique (les poètes George Seferis et Odysseas Elytis, et le peintre Yannis Tsarouchis), et l’obtention de l’Oscar de la meilleure chanson originale en 1961 pour « Les Enfants du Pirée » interprétée par Melina Mercouri dans le film de Jules Dassin, Jamais le Dimanche, mais aussi sa contribution décisive à la promotion de la musique moderne. En effet, en 1962, celui qui a su faire le pont entre la musique savante et le rebetiko, finance et organise une compétition de composition à Athènes à l’Institut technologique Doxiadis — nommé d’après Konstantinos Doxiadis, l’architecte en chef d’Islamabad et « père de l’ékistique » —, dont sortent premiers ex-aequo Iannis Xenakis et Anestis Logothetis et dont la liste des participants couvre près de la totalité des compositeurs marquants des décennies suivantes. On peut citer, par exemple,  Yannis Ioannidis, Theodore Antoniou, Stephanos Gazouleas et le futur critique musical George Leotsakos. C’était déjà à partir de l’entrée de la Grèce dans l’OTAN en 1952 que, dans un contexte de guerre froide, l’avant-garde musicale grecque avait commencé de s’organiser, en bénéficiant du soutien financier et de l’influence culturelle des Américains en compétition avec la musique soviétique. Par exemple, la pièce Metastasis (1953-54), structurée sur les idées mathématiques du Corbusier, qui combine une conception einsteinienne du temps et la mémoire des sons de la guerre et qui fait entrer Xenakis dans l’histoire internationale de la musique, est déjà jouée en 1958 à l’American Union.

D’aucuns font démarrer l’histoire à la mort tragique et prématurée de Nikos Skalkottas (1904-1949), disciple d’Arnold Schöneberg et Kurt Weill, maître sans élèves, auteur des illustres Danses Grecques. Cependant, pour les musicologues, le concours de Hadjidakis récompensant le compositeur-architecte Xenakis, déjà exilé en France pour échapper aux persécutions politiques, marque définitivement le point de départ du modernisme musical à Athènes. Dans la foulée, Hadjidakis fonde et dirige l’Orchestre expérimental d’Athènes (1964-1966), qui, en deux années d’existence, donne une vingtaine de concerts et des premières de compositeurs grecs.  
Dans le jury de ce concours mythique, dont le chef d’orchestre est l’Américain Lukas Foss, siègent Jani Christou et John G. Papaioannou (1915-2000) — à ne confondre ni avec le compositeur et pédagogue Yannis A. Papaioannou (1910-1989), ni avec le chanteur de rebetiko Yannis Papaioannou —. Papaioannou est une personnalité prépondérante pour le développement de la scène, « une figure graphique » dont les archives constituent une mine d’or pour la musicologie en train de s’écrire à l’Odeion, la source première de l’ouvrage en préparation par Katerina Tsioukra. Son parcours est intrinsèquement lié à la promotion de la musique contemporaine à Athènes : il crée, par exemple, la Société des Amis de Skalkottas, laquelle œuvre à la reconnaissance du compositeur en tant que pionnier ; et le Studio für Neue Musik à l’Institut Goethe en collaboration avec le compositeur Gunther Becker.

Tandis que, d’un côté, le Festival d’Athènes, créé en 1955 pour se tenir chaque été de juillet à septembre, vise, dans sa section musicale, à produire artistes et ensembles connus à l’internationale, de l’autre côté, l’Association hellénique pour la musique contemporaine (créée en 1965) et la section grecque de l’ISCM organisent les Semaines helléniques de la Musique contemporaine en 1966/67/68/1971 et 1976, participant ainsi de la promotion des compositeurs grecs d’avant-garde. Le Festival atteint son apogée au milieu des années 1960 avant de décliner pendant la junte des colonels (1967-1974) et de se réorganiser dès 1998 en incorporant le Festival de théâtre classique d’Épidaure. Entre 1974 et 1982, Hadjidakis est la figure incontournable de la scène athénienne et grecque : il dirige l’Orchestre national et le Troisième Programme de la radio et télévision hellénique (ERT) de 1976 à 1980 et pousse, par exemple, la carrière d’Haris Xanthoudakis (élève de Xenakis). En 1989, il crée encore l’Orchestre des Couleurs. La fin de la dictature permet à Iannis Xenakis de récupérer son passeport et d’ainsi fonder, en 1979, le KSYME-CMRC, un centre de recherche à Cholargos, avec la collaboration de John G. Papaioannou et Stephanos Vassiliadis, destiné au développement de la musique électroacoustique et des pratiques sonores en Grèce. Le centre bénéficie, dès sa création, d’un équipement technologique de pointe, notamment l’UPIC (Unité Polyagogique Informatique du CEMAMu), l’outil de composition musical assisté par ordinateur inventé par le compositeur, mais ne fonctionne activement en tant que centre de recherche qu’à partir de 1986. Jusqu’en 1991, dû à l’absence de salle de concert équipée et d’ensemble de chambre permanent, la promotion de la musique contemporaine est alors assurée par des alliances étrangères : l’Institut français, l’Institut Goethe et l’American Union en tête. Parmi les compositeurs de cette période d’avant-garde, on ne trouve pas de noms de compositrices dans les registres historiques. Le constat du manque cruel de diversité ou d’invisibilisation est nuancé par Katerina Tsioukra qui cite néanmoins Alexandra Lekka-Sakali (1917-2012) et insiste sur la présence des femmes chez les interprètes et les musicologues. À quand une histoire ou un film comme Sisters with transistors sur les compositrices grecques ?

Le Mégaron est inauguré le 21 mars 1991. Équipé à l’origine de deux salles de concert avec une excellente acoustique, le bâtiment de l’opéra national permet d’accueillir la plupart des performances de l’orchestre national. Sa programmation domine la scène musicale. La figure tutélaire de cette nouvelle période est sans conteste le compositeur et chef d’orchestre grec naturalisé américain Theodore Antoniou (1935-2018). Élève de Yannis A. Papaioannou, influencé par Jani Christou et les techniques sérielles, ayant fréquenté les cours d’été de Darmstadt sous la houlette de Boulez, Stockhausen et Ligeti, compositeur multi-récompensé et infatigable pédagogue, il préside aux destinées de la musique contemporaine à l’Association nationale des compositeurs grecs et dans le département expérimental de l’opéra national. Il laisse derrière lui près de 450 œuvres, parmi lesquelles un certain nombre aurait été écrit à la va-vite dans ses incessants vols Boston-Athènes. La plupart des compositeurs âgés de quarante à soixante ans est passée par la classe d’Antoniou, marquant, ainsi, la nouvelle génération d’une empreinte indélébile. Dans la dernière partie du 20ème siècle, des compositeurs, dont la technique, la cohésion formelle et la clarté de pensée musicale, finissent de créer une solide tradition moderne. Après la génération des compositeurs actifs à partir des années 1960 (Dimitris Dragatakis, Yorgos Sicilianos, Yiannis Ioannidis, Michalis Adamis, Dimitris Terzakis), une nouvelle vague apparaît à partir des années 1980 (Giorgos Kouroupos, Giorgos Koumendakis, Iossif Papadatos, Minas Alexiadis, Calliope Tsoupaki). 

À la fin du 20ème siècle, une jeune génération émerge, plus diversifiée, qui vit surtout hors de Grèce, et fait ses preuves sur la scène internationale (Marianthi Papalexandri Alexandri, Sofia Avramidou, Minas Borboudakis, Konstantia Gourzi, Panayiotis Kokoras, Georgia Koumara, Alexandros Markeas, Nicolas Tzortzis, Georgia Spiropoulos…). 

Le seul institut de musique contemporaine du pays au début du 21ème siècle est l’Institut de recherche en musique et acoustique (IEMA), fondé en 1989 par les compositeurs Haris Xanthoudakis et Kostas Moschos et l’ethnomusicologue Marios Mavroidis, qui s’intéresse principalement aux développements technologiques et au catalogage des œuvres des compositeurs grecs contemporains. Événement annuel récurrent de 2012 à 2020, les OPEN DAY font participer, à chacune de leur édition, près de cent musiciens, et programment John Cage (2012), Mauricio Kagel (2013) ou Karlheinz Stockhausen (2014), sous la direction artistique du compositeur et musicologue Anargyros Deniozos

En 2011— concomitamment aux répliques de la crise financière de 2008 qui ne se font sentir vraiment qu’à partir de 2012 —, l’ouverture de Stegi Onassis, le centre culturel de la Fondation Onassis dédié aux formes d’expression contemporaine, offre à la ville d’Athènes les moyens de son ambition en organisant concerts et rencontres et en apportant un réel soutien financier à une scène expérimentale précaire. Il faut parcourir le site internet de Stegi pour noter combien les initiatives en matière de musique contemporaine se multiplient grâce à la direction artistique de Christos Carras. On peut citer, par exemple, le projet OTON, qui associe, en 2018, les ensembles ARTéfacts et Ventus, un groupe composé d’une dizaine d’hommes (encore) avec cuivre, clavier électronique et percussion, la compositrice turque Tolga Tüzün et dix étudiants de l’École des beaux-arts d’Athènes (ASFA) et cherche à traduire de manière sonique la ville et les impressions tout à la fois familières et étranges qu’elle renvoie. Ou bien les Soundscapes Landscapes Rhizome II (2018) créés par le groupe Medea Electronique (formé en 2006) destinées à révéler les parts inconscientes et cachées des quartiers de la Iera Odos, Gazi, Kerameikos et Metaxourgeio. Ou encore l’hommage spirituel rendu à Giacinto Scelsi (2018) par l’ensemble TETTTIX. En 2017, la documenta 14 organise une exposition magnifique dans les bâtiments de l’Odeion Athinon, sous le commissariat de Pierre Bal-Blanc, qui fait la part belle à la musique moderne et expérimentale et programme également, dans le cadre de ses manifestations associées, une performance de l’ensemble Ergon qui reprend des pièces de Jani Christou et John Cage. 

MedeaElectronique2018_Soundscapes Landscapes about 3 Rhizomes and an Installation from Medea Electronique on Vimeo.

Parallèlement, l’underground s’organise. Athènes voit surgir des lieux de diffusion et de représentation indépendants, nés d’initiatives privées et totalement autonomes. Theodore Vazakas de l’ensemble ARTéfacts cite : ABOUT ; KNOT Gallery ; le Théâtre Embros, un squat niché à Psyrri ; le Trianon, rue Patision ; et le Parnassos, à Plateia Karitsi, la première salle de concert d’Athènes en termes d’acoustique avant que le Mégaron ne soit bâti. L’espace ABOUT a opéré jusqu’en 2013 et, générique et facile d’accès, a pu accueillir de nombreuses manifestations et un public fidèle et passionné… Le compositeur et pianiste Frederic Rzewski se serait exclamé en arrivant pour sa performance : “I didn’t know there were so many anarchists in Athens!”. La KNOT Gallery est créée en 2009 par Danae Stefanou et Yannis Kotsonis, qui forment également le duo électroacoustique Acte Vide, et organise des workshops de libre improvisation et des événements spontanés. Lorenda Ramou insiste sur l’esprit absolument DIY des Athéniens, en citant l’exemple de concertistes prêts à coller eux-mêmes leurs affiches de concert. Quand il n’y a plus d’État, il faut bien compter sur le mécénat privé et s’organiser individuellement ou en petits groupes pour soutenir la recherche et la pratique, pour survivre.

Le compositeur, pianiste et organisateur du festival Krama, Filippos Raskovic, qui fait partie de la génération émergente, liste combien la scène expérimentale est riche et active en citant quelques labels grecs dont l’actualité est à suivre de toute urgence : Granny records, Studio Ennia, Polyscope, E.C.T, June records, Rekem records, Modal Analysis, Thalamos, Nutty Wombat. À l’occasion du festival à l’espace KEIV, j’ai pu constater l’attraction des Athéniens pour les pratiques musicales transversales diffusées dans les lieux indépendants. La musique électronique, de plus en plus diversifiée, draine naturellement son lot d’habitués et d’amateurs comme je l’ai noté en octobre dernier à la Fondation Stavros Niarchos (SNFCC) à l’occasion du concert d’Eartheater avec Patrick Belaga. Le concert était précédé par les performances de Soho Rezanejad et d’Evita Manji, une proche collaboratrice de la compositrice-productrice-interprète Sophie, dont la mort à Athènes, lors de la dernière pleine lune de l’année 2020, a donné un élan tragique à l’essor de la nouvelle scène électronique expérimentale émergente. (Plusieurs autres articles seraient nécessaires pour faire le point sur les origines et les références de cette scène, ses lieux de diffusion et ses publics qui rendent les minorités considérablement plus visibles dans l’espace urbain.)

La proportion des compositeurs.trices en Grèce pour dix millions d’habitants est statistiquement particulièrement élevée, alors que les investissements à l’endroit de la création expérimentale ne sont pas à la hauteur de ceux donnés en France, en Allemagne ou en Grande Bretagne et que la discipline de la musicologie est encore en phase de défrichement. “ C’est fou tout ce qu’on peut savoir au sujet de Beethoven et tout ce qu’on ignore au sujet de la musique grecque”, me disait Katerina Tsioukra. Athènes est une ville chaotique, une ville qui interroge, et dont les institutions n’ont pas figé le visage, ce qui la rend totalement ouverte et absolument inspirante. Ce qu’il faudrait, et tous les passionnés s’organisent par eux-mêmes pour contrer les difficultés financières, ce serait de « trouver un équilibre qui puisse composer avec le déséquilibre de la ville » selon Lorenda Ramou. À l’heure des préparatifs de la célébration transcontinentale du centenaire de la naissance de Xenakis (voir ci-dessous) lancés sur la plateforme meta-xenakis, qui associe la Grèce, la France, les États-Unis, le Mexique et le Japon, peut-être faut-il se rappeler, pour relier une dernière fois urbanisme, architecture et musique, une pensée de Konstantinos Doxiadis sur le futur d’Athènes : « Ce dont les êtres humains ont besoin, ce n’est pas d’u-topie (non-lieu) mais d’en-topie (en-lieu), d’une ville réelle qu’ils puissent construire, d’un lieu qui satisfasse le rêveur et qui soit acceptable pour le scientifique, un lieu où les projections de l’artiste et du constructeur fusionnent. »

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