Agata Zubel & Elzbieta Sikora Les héroïnes de la musique polonaise

Interviews 13.04.2021

Quatre compositrices polonaises font la une du dernier CD Anaklasis, un disque initié par Marianne Rivière de l’Orchestre Pasdeloup, dirigé par Marzena Diakun, une jeune cheffe polonaise et mise en son par Alix Ewald.

Elzbieta Sikora et Agata Zubel répondent à nos questions.

Agata Zubel, née en 1978 à Wroclaw, est compositrice, chanteuse, vocaliste et performeuse.
In the shade of a unshed Tear (Dans l’ombre d’une larme retenue) nous saisit d’emblée par l’ampleur des contrastes et la conduite magistrale du discours.

Revenons d’abord sur le choix du titre, « Dans l’ombre d’une larme versée ». 
Agata Zubel : Le titre ne concerne que l’ambiance générale de la pièce. Il y a beaucoup “d’espace” dans cette œuvre, surtout au début et je cherchais un titre qui donne aussi un espace à l’imaginaire. Mais il ne faut pas chercher de « programme » derrière cela ; chacun peut y trouver sa propre histoire.

Hormis l’énergie qu’elles dégagent, quel rôle jouent les timbales dans votre partition? 
Agata Zubel : La partie de timbales doit créer un fort contraste entre ses interventions courtes et bruyantes et la sonorité des cordes très statique et très douce dans l’introduction. La percussion reste active ensuite, comme une sorte d’énergie première qui se manifeste,  tandis que les couleurs de l’orchestre affluent 

Que pensez-vous de l’interprétation donnée par l’Orchestre Pasdeloup? 
Agata Zubel : J’aime beaucoup l’enregistrement. L’ensemble de la structure est très bien maîtrisé et je dirais que ma pièce m’apparaît ainsi comme une « sculpture » dans la dimension temporelle où elle s’inscrit.

Polish Heroines of Music – Les oeuvres et les compositrices – Pasdeloup (2/6) from Orchestre Pasdeloup on Vimeo.

Aviez-vous déjà travaillé avec la cheffe Marzena Diakun
Agata Zubel : Nous nous connaissons bien car nous enseignons dans la même Académie de musique à Wrocław ; mais c’est notre premier projet artistique commun et j’ai beaucoup apprécié sa collaboration. 

Comment traversez-vous cette période de pandémie? Quelle réflexion vous inspire-t-elle et sur quelle activité vous concentrez-vous? 
Agata Zubel: J’ai bien sûr beaucoup moins d’engagements que d’habitude. J’ai quelques concerts en streaming, parfois des enregistrements. En tant que chanteuse, la vie musicale est maintenant complètement différente. Par contre, en tant que compositrice, cela ne change pas grand-chose. Je suis assise devant ma table de la même manière, avec ou sans pandémie. J’essaie donc d’écrire les pièces qui m’ont été commandées, ayant beaucoup plus de temps pour cela maintenant. Malheureusement, je ne peux pas toujours me déplacer pour les créations, c’est très frustrant de ne pas pouvoir entendre ce que l’on a écrit. Je regrette vraiment de ne pas avoir été là pour la création de Triptyque joué par l’Ensemble Intercontemporain lors du festival Présences de Radio France. Mais je suis heureuse tout de même que le concert ait pu avoir lieu.

Compositrice émérite, installée en France depuis plus de quarante ans, Elzbieta Sikora a gardé de fortes attaches avec son pays d’origine avec lequel elle collabore toujours très activement. 

Elzbieta Sikora, on connait votre engagement dans l’univers de la musique d’aujourd’hui. Votre catalogue compte à ce jour une centaine d’œuvres, vous avez durant dix ans dirigé le festival Musica electronica nova de Wroclaw et enseigné la composition électroacoustique au Conservatoire d’Angoulême. Comment réagissez-vous au titre choisi par le label d’ « Héroïnes polonaises »?
Elzbieta Sikora : C’est une question un peu délicate! Disons que le terme est accrocheur et qu’il ne me paraît pas erroné même si je n’aime pas forcément l’idée de me retrouver « confinée » dans un milieu strictement féminin. Ceci n’enlève rien à la pertinence du projet qui est en soi magnifique. Je suis d’ailleurs très honorée de partager l’affiche avec Grażyna Bacewicz et des représentantes de la jeune génération de compositrices ; je ne connais pas personnellement Hanna Kulenty mais j’ai bien sûr déjà entendu sa musique ; je me sens esthétiquement parlant plus proche d’Agata Zubel bien que deux générations nous séparent ; je me souviens de la présentation qu’elle avait faite de sa pièce de violon solo au CRR de Paris. Il m’avait semblé y retrouver des points communs avec ma propre pièce de violon.

Y aurait-il un fil rouge polonais qui relie les quatre pièces?
Elzbieta Sikora: Il m’est difficile d’avoir ce recul ; vous êtes certainement mieux armé que moi pour y répondre! Il est fort possible que quelque chose nous rapproche, ne serait-ce que parce que nous venons de la même culture ; mais chacune a vécu des expériences singulières qui ont orienté différemment leur travail : Hanna Kulenty partage sa vie entre la Pologne et la Hollande où elle a terminé sa formation musicale; Grażyna Bacewicz a beaucoup voyagé en tant qu’interprète violoniste, par contre sa carrière de compositrice ne dépasse pas les frontières de la Pologne. Quant à Agata Zubel, c’est une star internationale, connue comme compositrice et vocaliste, qui a néanmoins fait toutes ses études musicales en Pologne. Je suis pour ma part attachée depuis fort longtemps à la France qui est devenue pour moi une deuxième patrie.

Peut-on revenir sur la genèse du projet discographique?
Elzbieta Sikora: Il est lié à ma rencontre avec Marianne Rivière, la présidente de l’orchestre Pasdeloup ; j’avais reçu commande de l’Institut Adam Mickiewicz de Pologne d’une pièce d’orchestre dont la création devait avoir lieu en France. Marianne Rivière en a pris la responsabilité et c’est ainsi que l’Orchestre Pasdeloup a joué ma pièce en première mondiale à la Philharmonie de Paris. Le projet de CD est venu ensuite grâce aux talents de Marianne Rivière secondée par l’Institut Adam Mickiewicz et le label Anaklasis lancé il y a quelques années par mon éditeur polonais PWM. Je suis heureuse que ce CD ait pu voir le jour en janvier, malgré les conditions difficiles que nous savons.

Polish Heroines of Music – Le Projet – Orchestre Pasdeloup (1/6) from Orchestre Pasdeloup on Vimeo.

Pourquoi cette dédicace à la grande claveciniste polonaise Wanda Landowska (1879-1959) pour Sonosphère V?
Elzbieta Sikora: L’institut Adam-Mickiewicz a souhaité faire une série de commandes en lien avec les grandes figures (héros et héroïnes) de l’histoire polonaise. J’ai donc pris connaissance de la longue liste de personnalités retenues et mon choix s’est immédiatement fixé sur Wanda Landowska : femme aventurière et héroïque qui est à l’origine de la renaissance du clavecin en France; j’ai d’ailleurs habité quelques temps à Saint-Leu-la-Forêt dont elle avait fait son lieu de travail; mais je ne l’ai jamais rencontrée; la logique aurait voulu que je choisisse le clavecin comme instrument soliste mais j’ai préféré prendre la guitare électrique, plus proche de notre époque; un choix, je crois, qu’elle aurait elle-même approuvé. C’est du moins ce que j’aime à penser.

Dans quelle mesure sa personnalité rejaillit-elle dans l’écriture de la pièce?
Elzbieta Sikora : Une fois la guitare électrique choisie, grâce à Wanda Landowska si je puis dire, j’ai voulu m’éloigner d’elle, je ne souhaitais pas faire un portrait de la compositrice. C’est la guitare électrique qui devient le fil rouge de la pièce et qui en détermine la forme, comme dans mes Sonosphères I et II qui sollicitent respectivement le hautbois et la clarinette solistes. Il s’agissait pour moi d’extraire la guitare de la masse orchestrale comme le « diamant noir » qui surgit de la terre. On y perçoit davantage l’influence du jazz et du rock liée à l’instrument.

Pouvez-vous revenir rapidement sur l’histoire des Sonosphères?
Elzbieta Sikora : J’ai débuté la série en 2013 par deux pièces de musique de chambre :  Sonosphère I, Twilling Sonosphère, associe le quatuor à cordes, la contrebasse et le hautbois solo traité électroniquement par l’intermédiaire du Karlax1. C’est une commande de l’ensemble Court-Circuit, tout comme Sonosphère II, My Kaddisch, qui met la clarinette solo au sein du même dispositif, sans le recours de l’électronique cependant. Dans Sonosphères III et IV, convoquant les forces de l’IRCAM et la technique du « temps réel » c’est l’orchestre qui prend possession de l’espace. Les pièces jumelles ont été pensées pour l’espace somptueux du National Forum of Music (NFM) de Wroclaw et créées lors du festival Electronica Nova de 2017.

J’ai sélectionné trois termes pour rendre compte de la musique de Sonosphère V. Wanda Landowska : hédoniste, jubilatoire et aventureuse. Quels commentaires vous inspirent-ils?
Elzbieta Sikora: J’y souscris! J’essaie en effet que ma musique apporte du plaisir, en la laissant s’exprimer pleinement et, avec l’âge et le temps, plus librement peut-être. Je cherche à obtenir le son qui m’appartient, me définit. Je voulais également que la guitare soit souveraine et s’exprime dans un grand solo.

Quelle est la part d’improvisation dans cette grande cadence médiane du guitariste?
Elzbieta Sikora : Aucune ; tout y est écrit mais le guitariste garde une part de liberté dans le geste, liberté contrôlée donc ; je voulais un musicien de jazz, comme l’est Misja Fitzgerald Michel qui a créé l’œuvre à la Philharmonie, tout à la fois lecteur et performer. Et j’avais en mémoire le son fabuleux de Jimmy Hendrix qui, à l’époque, me fascinait.

Est-ce la première fois que vous utilisiez la guitare électrique?
Elzbieta Sikora : Elle était déjà présente dans mon opéra Madame Curie – qui fait d’ailleurs appel à une partie électroacoustique – où je l’ai utilisée surtout pour sa couleur, sans la mettre en valeur comme je l’ai fait dans Sonosphère V. Wanda Landowska 

Au terme de cet entretien, j’aimerais vous demander comment vous avez vécu et vivez cette période troublée que l’on traverse depuis un an?
Elzbieta Sikora : De manière assez inattendue, au mois de mars dernier, j’ai reçu plein de commandes en même temps, une aubaine car cela m’a beaucoup aidé à surmonter le temps long du confinement et je n’ai pas vu les jours passer ; mais il est bien sûr que la musique de concert me manque et que j’aimerais voir les salles de spectacle rouvrir. Comme vient de le faire la Pologne, pour quinze jours et à l’essai. C’est une excellente initiative à mon avis. 

Parlez-nous un peu de ces œuvres en chantier…
Elzbieta Sikora : J’ai du, dans un premier temps, écrire une cadence pour mon concerto d’orgue qui n’en avait pas et qui va faire l’objet d’un enregistrement en Pologne. Un second concerto pour orgue est d’ailleurs prévu pour 2023. A présent, je compose dans l’urgence – la commande est pour le festival Automne à Varsovie de septembre prochain – une pièce d’orchestre que j’ai appelé Liquid Air et que je dois terminer bientôt. Et suivra dans la foulée – c’est pour décembre 2021 – un projet magnifique, polonais toujours, avec l’ensemble Les Métaboles et Léo Warynsky, portant sur le souvenir et les témoignages d’écrivains sur les camps de déportation de Pologne. Ma pièce, Remember, pour quatre voix de femmes, flûte et violoncelle, s’associera, dans le concert, avec celle de même dispositif de Luigi Nono, Quando stanno morendo.Diaro polacco n2 datant de1982 : un sacré défi à relever qui augure de longues et belles journées de travail!

Propos recueillis par Michèle Tosi


1/Le Karlax, sorte d’interface midi, est un nouvel instrument numérique inventé en 2010 par Rémi Dury qui désirait réintroduire le geste instrumental dans la performance informatique.
*Photo Grazyna Bacewicz ©CAF/PAP
**Photos Agata Zubel ©ŁukaszRajchert

 

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