Amarrée au 61, quai de la Seine, dans le dix-neuvième arrondissement de Paris, La Pop accueille, chaque année, une œuvre d’art créée pour le lieu, avec le son pour objet principal. Depuis le 3 juin, le lieu de création flottant abrite une symphonie à nulle autre pareille : la Symphonie des souvenirs, installation imaginée et réalisée par le compositeur et artiste plasticien Charlie Aubry.
“Les mots me manquent”, “Je ne peux pas vous raconter”, “Je n’arrive pas à trouver le mot”… Les mots marquent les esprits, discrètement gravés sur les plaques de plexiglas suspendues, comme de petites vitrines, dans la cale de La Pop. Ces voix muettes sont soutenues par la musique, grâce à la diffusion spatialisée de la bande-son de l’installation. Textes et sons expriment l’impuissance à dire le passé, à faire remonter les souvenirs, ou leurs bribes, à la surface.
Travail entre les générations
Dans la salle, des coussins et couvertures disposés ici et là invite le visiteur à se poser, à prendre le temps, pour une fois, le temps de pénétrer dans cette exposition énigmatique, pour s’habituer à l’obscurité de la salle et observer les petits panneaux de plexiglas, vitrines où sont gravées de drôles de partitions, mêlant mots et dessins, comme des bouteilles lancées la mer. Car la Symphonie des souvenirs est une œuvre immersive, un labyrinthe onirique fruit d’un travail intergénérationnel. Et c’est cela dont Charlie Aubry est le plus fier. « Travailler avec les très jeunes et les plus âgés est essentiel, confie l’artiste. En octobre dernier, j’ai mené tout un projet avec les enfants de six à dix ans d’une école expérimentale d’Avignon, dans le cadre des ateliers de la collection Yvon-Lambert. Travailler avec des artistes et des non-artistes est trop rare, je voulais poursuivre cette démarche. »
A la recherche des mémoires perdues
Cela tombe bien ! De retour à Paris, La Pop lui laisse carte blanche, ou presque. « Le thème de la mémoire est très présent dans leur programmation, poursuit Charlie Aubry. Il me questionne beaucoup. J’ai perdu ma grand-mère l’an dernier, décédée des suites d’Alzheimer. J’ai pu voir, auprès d’elle, la progression de la maladie, la solitude grandissante et cette errance des souvenirs… » Germe alors dans l’esprit de l’artiste l’envie, l’idée un peu folle, de retranscrire les souvenirs en musique. Oui, mais quels souvenirs et, surtout, quelle musique pour des souvenirs en filigrane, abîmés, aux contours flous ?
Transcription graphique
L’idée de se rendre à l’Ehpad COS Alice-Guy, dans le 19e arrondissement, arrive très vite. Il n’ira pas seul, mais accompagné de quatre musiciens improvisateurs : le violoniste Sebastian Adams, la flûtiste Mié Ogura et les pianistes Imma Santacreu et Hèctor Parra, également compositeur. L’objectif : rencontrer les résidents au cours de plusieurs séances et prendre le temps de se plonger dans les instants de vie qu’ils accepteront de partager avec les musiciens. « Dès la première séance, j’ai donné aux résidents de l’Ehpad, qui ont tous en commun de souffrir d’une déficience de mémoire, certains à des stades plus critiques que d’autres, du papier à musique et de quoi écrire et dessiner. Ils dessinaient ce qu’ils voulaient, parfois les souvenirs qu’ils ne pouvaient plus retrouver, ni exprimer, par les mots. » Les musiciens improvisaient ensuite d’après ces drôles de partitions, abstraites ou figuratives, esquissées aux feutres, crayons de couleurs, pastels et à l’aquarelle. «C’était génial ! se souvient Charlie Aubry. Les impros d’Imma et Hèctor étaient très surprenantes. De belles performances…»
Un travail intergénérationnel
Charlie Aubry aurait pu s’en tenir là. Mais non. Les précieux dessins sous le bras, le compositeur se rend ensuite au conservatoire Jacques-Ibert, toujours dans le dix-neuvième arrondissement. Entre avril et juin, le travail se poursuit, du côté, cette fois, de la jeunesse et de la mémoire vive. Ils sont en primaire, au collège ou au lycée et font partie des trois classes d’improvisation dirigées par Mié Ogura, la flûtiste qui a fait partie du petit escadron musical se rendant à l’Ehpad. « Ils se sont spontanément emparés des dessins-partitions, de manière très touchante, et, avec Mié, ont, au fil des cours, imaginé une vraie composition orchestrale. »
Bidouilleur électronique
Arrive la troisième étape : seul, dans son studio, Charlie Aubry travaille les sons enregistrés au conservatoire. Cet autodidacte, qui aime se qualifier de bidouilleur électronique, adore bricoler à partir d’enregistrements et mêler matières sonores et visuelles. Il ajoute des bruits, bizarreries, çà et là, car le détournement des objets l’intéresse tout particulièrement dans ses installations sonores. « Par exemple, je suis tombé, un jour, sur une grande armoire en bois. De ces armoires imposantes, typiques des maisons de grands-parents ! » L’armoire recèle, qui plus est, toute une symbolique : celle du secret, des souvenirs enfouis. Charlie Aubry la rapporte chez lui et en enregistre les craquements et grincements, qu’il incorpore à sa trame sonore. Les portes de la vieille armoire sont présentes dans l’installation. Elles se tournent le dos, vissées entre elles.
Et le 3 juin, jour de l’ouverture de l’installation, les artisans de cette Symphonie des souvenirs, jeunes élèves musiciens et résidents âgés, se sont rencontrés. Un projet qui est devenu, à son tour, une fabrique de souvenirs.
Suzanne Gervais
Symphonie des souvenirs : Conception Charlie Aubry
Production La Pop
Remerciements Imma Santacreu, Hèctor Parra, Sebastian Adams, Mié Ogura, l’équipe et les résident·e·s de l’EHPAD COS Alice Guy, les élèves des classes d’improvisation du Conservatoire Jacques Ibert
Du 3 juin au 2 juillet 2023, Installation en accès libre, du mercredi au dimanche de 13h30 à 19h30 à La Pop – péniche amarrée sur le bassin de la Villette – face au 61 Quai de la Seine