Florence Baschet est à l’affiche des Musiques-fictions 2021 de l’Ircam, aux côtés de Gérard Pesson et Daniele Ghisi. La compositrice s’est tournée vers l’écrivaine Lydie Salvayre et son roman La Compagnie des spectres pour ce projet original où langue et musique, voix parlée et voix chantée se confrontent et s’interpénètrent.
Sous la houlette d’Emmanuelle Zoll, Musiques-Fictions est une nouvelle collection initiée par l’Ircam en 2019, dans le cadre du festival Manifeste. Renouvelant le genre radiophonique du Hörspiel, le projet associe la création sonore et le texte littéraire contemporain, celui des autrices en priorité. Le public (une quinzaine de personnes) est assis sous la voute ambisonique (quelques 66 haut-parleurs disposés sur une structure semi-sphérique) et invité à une expérience collective d’écoute immersive en 3D.
Ancienne élève de Philippe Manoury, Florence Baschet (née en 1955) compte parmi les têtes chercheuses de l’Ircam. Elle a tôt ressenti la nécessité de l’outil électronique qu’elle aime faire intervenir en temps réel, travaillant sur le rapport interactif du son (instrumental et vocal) et sa transformation live. L’enjeu est ici différent, consistant à finaliser une partie électronique de sons fixés : avec du matériau qu’elle prélève de sa propre banque de sons et une partie musicale écrite et enregistrée avec le piano d’Alphonse Cemin et la voix d’Élise Chauvin. La Compagnie des spectres se situe dans la lignée des œuvres pour voix de femme de Florence Baschet – citons Femmes (2001), La Muette (2011-2012) ou encore The Waves (2014)–, partitions militantes qui mettent sur le devant de la scène la voix féminine et se font l’écho de sujets brûlants dont veut témoigner la compositrice.
La Muette, Chahdortt Djavann avec Donatienne Michel Dansac et l’ensemble Court Circuit
C’est la metteure en scène Anne-Laure Liégeois qui a adapté le roman de 200 pages de Lydie Salvayre, réalisant pour ce « théâtre de l’oreille » une sorte de « huit clos à la Beckett » où règne l’incapacité des êtres à communiquer.
Dans un appartement où vivent une mère et sa fille arrive un huissier chargé de dresser un inventaire du mobilier en vue d’une expulsion. La présence de l’intrus réveille les vieux démons de Rose-Mélie, la mère (Annie Mercier au grain sombre et caverneux). Elle est atteinte de démence et vit simultanément dans le passé (l’année 1943 plus précisément) et le présent ; hantée par les spectres de Pétain, Darnand et Bousquet, elle revit chaque jour la mort atroce de son frère : « Chaque fois qu’elle se penche sur son passé, elle y tombe », commente Louisiane, la fille (Anne Girouard), tout à la fois actrice et narratrice comme l’est d’ailleurs la mère. Beckettien en diable et imperturbable, Maître Échinard, l’huissier, se contente d’énumérer froidement les objets de son inventaire, avec la distance (l’abîme) qu’il met entre lui et les deux femmes. Ainsi Anne-Laure Liégeois construit-elle « l’énonciation dramaturgique », selon les termes de la compositrice, le socle déjà musical – les voix ont été enregistrées à l’Ircam – que va intégrer la musique.
Celle-ci commente, prolonge et s’immisce dans la trame dramatique mais elle n’est pas omniprésente, Florence Baschet laissant souvent la voix des comédiens à nue, en particulier celle de l’huissier qui s’inscrit dans une autre temporalité. La musique apparait à certains moments clés du texte : pour donner de la profondeur au récit de la mère – comme ces trames denses de l’électronique laissant percevoir des rumeurs de foule aussi lointaines qu’angoissantes – ou modifier l’espace où se meuvent les personnages. L’intervention de la voix chantée – la soprano Élise Chauvin – est une autre rupture de temporalité : elle est a cappella (« Pourquoi cette étrange sensation […] ») ou se superpose à la voix parlée de Louisiane, la fille. Avec le piano joué dans les cordes en mode cymbalum, le chant dans sa tessiture médiane devient cette voix intérieure du personnage qui rejoint la parole dans une intégration très réussie de la musique et du théâtre. Notons que c’est la première fois que la compositrice fait chanter la langue française dont elle étire les mots, fait glisser les syllabes, intègre le souffle et accuse les sifflantes pour en aviver «l’énonciation sonore ». La partie électronique virtuose est réalisée dans les studios de l’Ircam aux côtés du réalisateur en informatique musicale Serge Lemouton et de l’ingénieur du son Luca Bagnoli ; c’est avec le son électronique que s’achève la fiction, dans une stridence monstrueuse qui semble cristalliser toute la violence du propos.
Sous son dôme ambisonique, la collection des Musiques-Fictions (six à ce jour) sera bientôt disponible à l’écoute et, qui plus est, exportable à la faveur d’un dispositif plus léger et « prêt à l’emploi ».
Michèle Tosi